L'antre de Mordraal
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Le génie d'Howard Phillips Lovecraft

9/30/2019

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Représentation de Lovecraft sur la couverture du tome III du recueil Le Mythe de Cthulhu des éditions Bragelonne.
Méconnu de son vivant, le nom de l'écrivain Howard Phillips Lovecraft est aujourd'hui incontournable dans la littérature fantastique, ayant inspiré nombre de ses successeurs comme Stephen King mais aussi des artistes d'autres domaines, en particulier dans les musiques sombres où les références à son œuvre sont fréquentes chez des groupes comme Metallica ; son univers s'est également avéré être une matière première formidable pour les jeux de rôle L'appel de Cthulhu. Il n'est pourtant pas rare que ceux qui s'essayent à sa lecture soient déçus, et il est vrai qu'on peut être déconcerté au premier abord : comment un écrivain fantastique américain mort en 1937, dont le style n'est pas exempt de lourdeurs, dont les textes ne comprennent souvent pas ou très peu de dialogues, chez qui les personnages sont peu développés, et qui, cerise sur le gâteau, était d'un racisme obsessionnel, a-t-il pu devenir culte aujourd'hui ? Et, à supposer que vraiment il faille le lire, par où commencer dans cette myriade de nouvelles et de quelques romans, en-dehors de la (trop ?) célèbre L'appel de Cthulhu ?

Je vais essayer de répondre à ces questions dans cet article, de présenter son œuvre et ce qu'elle a de si particulier qu'on l'apprécie ou non, ainsi que ses sources d'inspiration dans l'histoire de la littérature fantastique, qu'il expose lui-même dans son essai Épouvante et surnaturel en littérature.

Science et superstition dans la littérature fantastique

Une première chose qui rend la place de Lovecraft si particulière dans la littérature fantastique est son rapport à la science. Traditionnellement, le fantastique s'appuie sur des récits de maisons ou de châteaux hantés, de mystérieuse malédiction accablant une famille, de revenants ou de démons punissant les péchés des vivants... Bref, sur des superstitions et les craintes nées de la psychologie humaine dans son rapport à la mort et à la tentation ; telle est la matière première en particulier du roman gothique chez des auteurs comme Horace Walpole (le pionnier du genre est à vrai dire peu lisible de nos jours, son Château d'Otrante était empli de maladresses et de niaiseries), Ann Radcliff, Matthew Gregory Lewis, Charles Robert Maturin ou, plus tard et avec un rapport beaucoup plus prononcé à la psychologie des personnages, Joseph Sheridan le Fanu et Bram Stocker, qui resteront célèbres surtout pour avoir porté à son sommet le roman vampirique avec respectivement Carmilla et Dracula. Chez tous ces auteurs, on se réfère très peu à la science : au contraire, on la suspend pour entrer pleinement dans le domaine de l'inexplicable, et on ne cherche pas tant à rendre le surnaturel crédible au lecteur qu'à lui montrer la façon dont il répond aux fautes commises par les vivants, la religion étant omniprésente dans ces œuvres.

Ce n'est pas du tout le cas chez Lovecraft : passionné de sciences, il s'y réfère au contraire très souvent dans ses œuvres, évoquant fréquemment la physique, l'astronomie, les mathématiques, la biologie, la zoologie mais aussi la linguistique, l'histoire, l'anthropologie ou la sociologie. Cela lui permet de créer un environnement crédible au moment d'introduire ses créatures, ses personnages n'étant pas des ignorants superstitieux mais au contraire des savants, ce qui du même coup crédibilise l'existence des monstres qu'ils observent ; cela lui permet également de mieux faire ressortir l'aberration que représentent les créatures et les lieux fantastiques qu'il dépeint, de montrer à quel point ils échappent aux règles que nous croyons être celles de l'univers. L'excellent Les montagnes de la folie (aussi connu sous le titre Les montagnes hallucinées, traduction plus ancienne et moins complète), l'un de ses rares romans, donne ainsi à certains moments l'impression d'avoir été écrit par Jules Verne ! Il est vrai que Lovecraft partageait avec le romancier français l'inspiration du novelliste américain Edgar Allan Poe : celui-ci ne recourait pas à la science comme le fait Lovecraft, néanmoins il avait ceci de commun avec lui que la terreur se détachait de la religion dans ses textes fantastiques contrairement à la tradition gothique, ainsi que le goût du voyage et de l'étrangeté, qui amène bien plus de variété que les traditionnels fantômes et autres vampires. Si l'attrait pour la science commence quelque part dans la littérature fantastique, c'est plutôt dans le Frankenstein de Mary Shelley, mais elle décrit peu les procédés employés par le célèbre savant éponyme dans son roman. On trouve plus en commun avec Lovecraft sur ce plan chez les britanniques William Hope Hodgson et Arthur Machen : dans le roman La Maison au bord du monde du premier, il y a ainsi ce passage incroyable où l'auteur assiste à la mort du système solaire, l'auteur détournant notre connaissance des astres pour en tirer quelque chose d'épouvantable et de spectaculaire ; quant au second, le point de départ de sa novella Le grand dieu Pan est une expérience réalisée par un médecin sur une jeune fille qui finira très mal...

Lovecraft représente ainsi l'aboutissement d'un processus de détachement de la littérature fantastique de la religion : le surnaturel, ou plutôt ce qui contredit ce que nous croyons connaître des lois de la nature, s'inscrit chez lui dans un contexte où tout est maîtrisé scientifiquement, le contexte d'un monde désenchanté selon l'expression de Max Weber (Le savant et le politique), où nous ne savons certes pas tout en tant qu'individus mais où nous savons que des connaissances existent sur chaque phénomène et que nous pourrions les acquérir en y travaillant ; le surnaturel représente alors une rupture d'autant plus forte dans ce contexte. Ce changement, bien sûr, a aussi des conséquences sur la nature des entités menaçantes qu'il décrit.

Une déshumanisation du fantastique

Cela nous amène en effet à l'autre différence frappante entre Lovecraft et les auteurs gothiques : son fantastique n'est pas anthropocentrique, et à vrai dire, l'univers tout entier chez lui ne l'est pas non plus ! Comme nous l'avons vu plus haut, chez la plupart des auteurs fantastiques qui l'ont précédé, l'apparition surnaturelle intervient en conséquence d'un acte ou d'une pensée des héros, en réaction : il en va ainsi de la malédiction qui poursuit le héros de Melmoth de Maturin, de l'intervention du diable dans Le Moine de Matthew Gregory Lewis, de l'être qui persécute le malheureux Frankenstein chez Mary Shelley et qui est littéralement sa créature, de la Carmilla de Joseph Sheridan le Fanu qui vient tenter une jeune fille solitaire par une relation saphique mortifère ou du tribunal surnaturel qui condamne le juge dans Monsieur le juge Harbottle du même auteur... Même Edgar Allan Poe, malgré une moindre place de la religion et un goût de la création d'autres êtres et d'autres univers qu'il a légué à Lovecraft, n'y échappe pas dans plusieurs de ses histoires (voir par exemple Metzengerstein ou Ligeia). Ce n'est pas le cas chez Lovecraft : ses monstres ne sont généralement pas là en l'honneur des humains, spectres les hantant après leur mort, démons venus les tenter et les punir ou vampires se nourrissant de leur sang ; ce sont des êtres qui leur sont radicalement étrangers, venus d'autres planètes (Celui qui chuchotait dans le noir, par exemple), d'époques immémoriales (Les Montagnes de la folie), d'autres dimensions (L'horreur à Dunwich), des profondeurs de la Terre (Le Festival, Le Modèle de Pickman) ou même du fond des mers (Le cauchemar d'Innsmouth), et qui le plus souvent agissent sans chercher particulièrement à nuire aux humains, poursuivant leurs propres buts, les humains ne sont menacés que pour autant qu'ils ont cherché à en savoir trop ou se sont mis en travers de leur chemin. Ce ne sont plus les profondeurs de la psyché humaine qui sont effrayantes mais l'univers avec tout ce qu'il a de supérieur à nous. On trouve bien quelques exceptions, citons La Maison maudite qui est à sa façon une nouvelle vampirique, Les Rats dans les murs avec la découverte par le narrateur de son atroce histoire familiale, et surtout l'excellente L'affaire Charles Dexter Ward qui relate une affaire de sorcellerie, mais dans ces trois cas-là, les humains impliqués le sont en contact avec des entités extérieures ; les seules où le mal est purement humain sont Herbert West, réanimateur et Air froid, mais ce sont deux textes isolés dans l'œuvre de Lovecraft, on n'y trouve guère de références ailleurs, la première est l'un de ses plus mauvais textes et la seconde sympathique mais anecdotique. Sur cet aspect déshumanisé, William Hope Hodgson fait encore office de précurseur avec sa Maison au bord du monde en contact avec une autre dimension et ses êtres porçins, de même que Arthur Machen avec son Peuple blanc.

Il n'est donc plus question non plus de spectres la plupart du temps : les créatures de Lovecraft, à l'image du grand Cthulhu ou de Yog-Sothoth, sont le plus souvent aussi éloignés que possible d'un être humain, et même de ce que peut concevoir un être humain ; et cette étrangeté n'est pas une exception dans notre monde comme peut l'être un cas de maison hantée mais précisément ce qui est au centre du monde, à telle enseigne que l'entité la plus puissante est Azathoth, le "dieu aveugle et idiot" (Celui qui hante les ténèbres) ! C'est l'humain avec son intelligence qui est une anomalie chez Lovecraft, pas le contraire. Tout le problème de cette conception est qu'il faut bien représenter ces chose inconcevables pour les humains, et c'est ici que le style de Lovecraft trahit le plus souvent des lourdeurs avec des descriptions qui comprennent trop d'éléments disparates pour que l'on puisse se représenter les créatures, et revient à chaque fois la précision que, de toute façon, elles sont indescriptibles... Cela permet en effet de comprendre que le monstre échappe à la compréhension humaine, mais ne permet pas au lecteur de se former une image mentale effrayante comme le serait la soudaine apparition d'un fantôme. Lovecraft lui-même était conscient de ces limites, comme le montre la discussion entre le narrateur qui manifestement le représente et son ami dans L'indicible ; il était davantage satisfait de La musique d'Erich Zann où, justement, la chose qu'il ne décrivait pas en frappait d'autant mieux l'imagination, mais un tel procédé ne peut évidemment être employé systématiquement.

Il y a donc ici une différence fondamentale avec la plupart des auteurs fantastiques qui ont précédé Lovecraft. L'écrivain britannique Victor Sawdon Pritchett affirma à juste titre à propos de Joseph Sheridan le Fanu : "Le Fanu's phantoms are frightening because they can be justified : blobs of the unconscious that have floated up to the surface of the mound, not perambulatory figments of family history, moaning and clanking about in a fancy dress" (cité par Daniel Richler dans sa préface à Carmilla, édition en anglais The House of Pomegranates Press) ; tout le génie de l'écrivain irlandais, comme de beaucoup de ses prédécesseurs mais c'est probablement lui qui l'a le mieux maîtrisé, consistait à montrer un surnaturel répondant à nos actes et à nos pensées, de sorte que la peur ne soit qu'une matérialisation de ce qu'il y a de pire dans l'esprit humain, tandis que celui de Lovecraft consiste au contraire à montrer ce qui n'a rien d'humain. Il en résulte deux formes de peur très différentes, et celle de Lovecraft a davantage à voir avec la science-fiction.

Racisme et dégénérescence dans l'épouvante

Le racisme de Lovecraft est connu et ne peut pas être réduit à celui d'un "homme de son temps", sa virulence et son degré de théorisation chez l'écrivain étant au contraire des marqueurs politiques clivants dans son époque ; toutefois, ce qui pose encore plus problème avec ce racisme, c'est qu'il n'est pas séparable de son œuvre littéraire, on ne l'y trouve même pas à l'état de simples allusions à des préjugés racistes, c'est au contraire une pièce fondamentale de son épouvante ! Son texte le plus connu, L'appel de Cthulhu, est l'un des plus révélateurs : les métis et les noirs y sont décrits comme des populations sauvages dont les rites religieux sont en fait au service du grand Cthulhu, ce sont eux qui constituent l'élément effrayant visible avant que le Grand Ancien n'apparaisse en personne. Encore plus raciste, et cette fois en plus médiocre sur le plan littéraire, L'horreur de Red Hook ne consiste quasiment qu'en une longue suite de remarques essentialistes et xénophobes sur un quartier de New York où autrefois "régnaient intelligence et bon goût" lorsqu'il était habité par des "marins aux yeux clairs" mais qui est à présent envahi par une "population irrémédiablement mélangée et énigmatique : Syriens, Espagnols, Italiens et Noirs", faisant de lui un "fouillis de putréfaction matérielle et spirituelle" empli de blasphèmes et de "visages basanés, grêlés par le péché" qui commettent sans cesse des crimes, jusqu'à ce qu'y arrive une population kurde encore plus inquiétante, qui s'avère être en fait constituée de Yézidis et donc, c'est bien connu, d'adorateurs de Satan... Un courageux policier d'origine celte, donc, forcément, sensible au surnaturel, met leurs projets en échec mais Lovecraft conclue néanmoins son histoire sur le fait que le quartier restera mauvais à cause de ses habitants, "poussés par les lois aveugles de la biologie qu'ils ne comprendront peut-être jamais"... J'évoquais plus haut la place de la science chez Lovecraft : dans ce texte s'affirme sans conteste la croyance de Lovecraft en l'idée que les populations qui n'ont pas la peau suffisamment claire (y compris les Européens du sud, manifestement) seraient vouées au mal par la biologie, et plus exactement par la génétique ; c'est sur cette idée qu'est censée reposer l'épouvante de ce texte avant que ne surgisse brièvement l'entité surnaturelle, qui d'ailleurs n'est pas l'une de celles crées par Lovecraft mais simplement la démone Lilith. Le texte n'a aucun intérêt littéraire mais est sans aucun doute celui qui illustre le plus complètement l'usage fait par Lovecraft du racisme dans ses textes, qui se servait de la peur que lui inspiraient les étrangers et ce qu'il croyait savoir de la génétique humaine pour en faire un élément effrayant de son univers -c'est pourquoi on ne peut pas faire l'impasse dessus !

Plus intéressant est Le cauchemar d'Innsmouth. Dans ce texte aussi transparaît le racisme de Lovecraft mais de façon beaucoup plus subtile : il y parle de la population d'une ville qui subit une étrange forme de dégénérescence héréditaire, mais cette fois-ci ce n'est pas le métissage avec des populations non-blanches qui est en cause mais le contact avec des monstres tapis au fond des mers, Lovecraft distille lentement les indices de cette dégénérescence de la ville, créant une atmosphère effroyable ; il est à noter que la svastika y est décrite comme un "signe des Anciens" utilisé par ceux qui luttent contre les monstres surgis de la mer -le texte date de 1931...  C'est cette même obsession raciste pour la dégénérescence que l'on retrouve dans L'horreur à Dunwich, où Lovecraft évoque un village abandonné aux habitants reclus et consanguins pour créer une ambiance inquiétante très réussie. Enfin, l'intérêt pour la génétique est également présent dans Arthur Jermyn et dans La peur qui rôde, toutefois ces deux histoires relèvent plus de l'étrange que de l'effrayant.

Si le racisme de Lovecraft a assurément de quoi mettre mal à l'aise un lecteur qui n'adhère pas à ce fatras de fumisteries, on est donc bien obligé de reconnaître que l'obsession pour la dégénérescence biologique de Lovecraft fait partie de ce qui rend effrayants certains de ses textes.

Épouvante et folie : une horreur cumulative

L'épouvante de Lovecraft a par ailleurs ceci de particulier qu'elle est cumulative : ce qu'il y a de plus effrayant chez Lovecraft, ce qui obsède l'esprit et ne le lâche plus, ce ne sont pas les créatures décrites -d'autant moins que le style de Lovecraft  n'est pas exempt de maladresses, comme on l'a vu- ce sont les liens que l'on ne peut pas ne pas faire d'une histoire à l'autre entre les allusions à telle entité ou à tel lieu. Lovecraft doit sans doute ici beaucoup à un autre écrivain américain qu'il admirait : Robert Williams Chambers. Celui-ci commence en effet son recueil Le Roi en jaune par la (géniale) nouvelle Le Restaurateur de réputations, dans laquelle le narrateur, que tout son entourage soupçonne d'être fou, multiplie les allusions à des lieux et à des personnages mystérieux tirés d'une pièce de théâtre qui aurait rendu fou tous ceux qui l'ont lue, Le Roi en jaune, justement ; on retrouve ces mêmes allusions à la pièce dans les trois nouvelles suivantes (certains noms propres sont même présents dans la cinquième nouvelle La Demoiselle d'Ys, bien qu'apparemment sans rapport -les nouvelles suivantes sont complètement à part), des extraits de la fameuse pièce de théâtre étant présentés entre les textes, jusqu'à ce qu'à force de lire ces allusions énigmatiques et effrayantes au Roi en jaune, à Hastur, à la Cité de Carcosa (le nom a été repris d'une nouvelle d'Ambrose Bierce) et au Masque blême, on en vienne à se demander si nous ne sommes pas à notre tour en train de devenir fous en lisant Le Roi en jaune... Le Restaurateur de réputations et Le Signe jaune sont les deux meilleurs nouvelles de cette œuvre étrange.

Lovecraft reprend de Chambers cette idée d'un livre qui a rendu fous tous ceux qui l'ont lu : ses narrateurs seront donc souvent des gens qui ont lu le mystérieux Necronomicon, écrit par Abdul al-Hazred, l'Arabe fou, ou d'autres livres cités plus rarement comme les Manuscrits pnakotiques ; des gens, en tout cas, qui connaissent les mythes se rapportant aux Grands Anciens et ne cachent pas que ceux-ci leur ont fait une terrible impression et sont considérés comme périlleux pour la santé mentale... Cela rend bien sûr les narrateurs non-fiables tout en exacerbant l'idée que si ce qu'ils croient est vrai, alors cela signifie que la vérité est trop horrible pour qu'un être humain puisse la connaître sans que sa santé mentale n'en soit durablement affectée. Et d'un texte à l'autre, les narrateurs connaissent et redoutent donc les mêmes entités, le grand Cthulhu, Nyarlathotep le chaos rampant, Yog-Sothoth, Azathoth, Shub-Niggurath, ou de mêmes civlisations non-humaines telles que les Profonds, les Mi-Go ou les Anciens à tête d'étoile, ils se réfèrent à de mêmes lieux tels que le Plateau de Leng, R'lyeh ou la planète Yuggoth, parfois même des lieux qu'ils ne connaissent que dans leurs rêves tels que la cité de Celephaïs ; Lovecraft va jusqu'à intégrer à son panthéon les créations d'autres auteurs, ainsi fait-il allusion au Signe Jaune et à Hastur de Chambers dans Celui qui chuchotait dans le noir ou au Tsathoggua de son ami Clark Ashton Smith dans Les Montagnes de la folie. L'effet produit en est que toutes ces choses deviennent épouvantablement crédibles à force d'être répétées par tant de narrateurs différents et que nous finissons par les connaître parfaitement sans jamais les avoir vues, parfois même sans qu'elles n'aient été décrites, ce système d'allusions fonctionnant à merveille pour faire travailler notre imagination. On ne peut que constater que comme les personnages, nous commençons à en savoir trop pour notre propre santé mentale... Car tel est le paradoxe des histoires de Lovecraft, d'ailleurs reproduit par les jeux de rôle tirés de son univers : il faut connaître les Anciens pour pouvoir les combattre et leur échapper, mais plus nous en savons, plus nous nous mettons à part de l'humanité et risquons de devenir fous.

En dépit de l'inspiration de l'un par l'autre, l'épouvante fonctionne donc de façon très différente chez Lovecraft que chez un Stephen King, par exemple : chez King, la peur résulte de l'identification à un personnage confronté à une menace mystérieuse, laissant penser à la partie irrationnelle de notre cerveau que si cela peut arriver à ce personnage, cela peut aussi nous arriver à nous ; chez Lovecraft, les personnages ne sont pas suffisamment développés pour que l'on puisse s'y identifier et les situations où ils se trouvent physiquement en danger sont somme toute peu nombreuses et peu développées, la peur résulte davantage des liens faits par notre cerveau d'une allusion à l'autre pour nous faire intégrer l'idée de l'existence des horreurs évoquées. On ne regarde pas sous son lit pour s'assurer qu'aucun monstre ne s'y trouve, mais impossible de se les sortir de la tête !

Au-delà de l'épouvante : onirisme et absurde chez Lovecraft

Il est enfin capital de noter que l'œuvre de Lovecraft ne se limite pas à une littérature d'épouvante : si certains de ses textes se veulent moins effrayants que déconcertants voire amusants, récits d'une étrangeté non-menaçante (Je suis d'ailleurs, Arthur Jermyn, Le Monstre dans la caverne sont de bons représentants de cette catégorie), on en trouve surtout beaucoup dont la vocation est d'abord onirique, au sens le plus littéral du terme puisque ce sont ceux compilés dans le recueil Les contrées du rêve, monde étrange et mystérieux, semblant appartenir à une autre époque, où les rêveurs voyagent dans leur sommeil à travers démons et merveilles. Ce sont des nouvelles comme L'étrange Maison haute dans la brume, Hypnos, Celephaïs, Les chats d'Ulthar et surtout, surtout, la novella délirante La quête onirique de Kadath l'Inconnue à travers laquelle se déploie pleinement l'imagination de Lovecraft pour créer sous nos yeux un univers incroyable, absurde et auquel on finit cependant par croire ! Ce texte en particulier doit manifestement beaucoup aux écrits de Lord Dunsany, père de la fantasy moderne que Lovecraft admirait vivement (il considérait lui et Poe comme ses deux plus grandes influences) ; on n'est pas loin non plus, par l'absurde, le nonsense du texte, d'une version lovecraftienne de Alice au pays des merveilles !

Quelques incontournables, et quelques contournables !

Ceci posé, par où faut-il commencer pour les gens qui souhaitent s'intéresser à Lovecraft ? Il est en tout cas aisé de dire par où il ne faut pas commencer : la nouvelle L'horreur à Red Hook est un texte sans saveur en plus de raciste, inutilement long, prévisible, où le mal est représenté sans imagination en plus de maladroitement ; Herbert West, réanimateur ne vaut pas mieux, sorte de pastiche de Frankenstein désavoué par Lovecraft lui-même où le format de feuilleton qui induit un résumé des épisodes précédents à chaque chapitre achève de tuer par sa lourdeur le peu d'idées intéressantes ; enfin, bien que n'étant pas déplaisant à lire, Le Molosse est un texte qui apporte peu, resté trop proche de Poe. Ces textes sont les moins intéressants de son œuvre.

Mes deux préférés restent pour ma part la novella La quête onirique de Kadath l'Inconnue pour son imagination foisonnante et le roman Les Montagnes de la folie, voyage en Antarctique qui mènera les héros à travers les secrets les plus effrayants de l'histoire de notre planète (c'est ce roman qui inspira le film La Chose venue d'un autre monde, soit dit en passant). L'affaire Charles Dexter Ward est un autre texte long que l'on peut recommander, chronique historique d'une affaire de sorcellerie dont l'on suit avec plaisir les implications dans le présent. Parmi les nouvelles orientées épouvante, L'horreur à Dunwich, Le cauchemar d'Innsmouth, Les Rats dans les murs, Le Festival et la fameuse L'appel de Cthulhu sont celles qui produisent la plus forte impression à mon sens. Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Lovecraft est un tout auquel, à l'exception de quelques ratés, chaque texte apporte sa contribution. 

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Le populisme, une stratégie politique pour le républicanisme ? [article Le Poing Commun du 11/03/2018]

7/13/2019

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Le présent article a d'abord été publié sur le site de l'association Le Poing Commun, dont j'étais alors responsable du pôle communication, le 11 mars 2018 ; dans le cadre d'un cycle de travaux accompagné d'un évènement sur la notion de populisme, il visait à effecter une présentation critique du courant populiste porté par la philosophe belge Chantal Mouffe d'un point de vue républicain. Depuis, l'alliance entre Podemos et le PSOE a effectivement eu lieu en Espagne, avec des résultats mitigés, et la dynamique de la France Insoumise ne s'est pas retrouvée aux élections européennes 2019.
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Le mot « populisme » hante le débat public. Le plus souvent, il semble être utilisé comme accusation synonyme de « démagogie », de manipulation du peuple en recourant à ses émotions plutôt qu’à sa raison ou en faisant des promesses intenables ; en ce sens, le mot est souvent employé à l’encontre de régimes étrangers et de partis politiques contestataires1. Néanmoins, il existe également de nos jours des acteurs qui se revendiquent du populisme comme stratégie politique, traditionnellement situés à gauche de l’échiquier politique : la philosophe belge Chantal Mouffe a beaucoup contribué à répandre cette idée, tout comme son mari aujourd’hui décédé Ernesto Laclau2.

Le populisme est aujourd’hui revendiqué comme stratégie au sein du parti espagnol Podemos ou de La France Insoumise, deux mouvements avec lesquels Chantal Mouffe ne cache pas sa proximité. C’est cette idée du populisme comme stratégie politique que nous souhaitons interroger ici, car elle est doublement attaquée : d’une part par ceux qui ne voient rien d’autre dans le populisme qu’une forme de démagogie, de l’autre par ceux qui lui reprochent d’abandonner des référents traditionnels de la gauche, en particulier du socialisme. On peut donc se demander si ces critiques sont justifiées : le populisme peut-il être une stratégie viable pour le républicanisme ? Est-il un moyen de poursuivre l’idéal d’émancipation qui est le nôtre, que l’on peut résumer par la devise « Liberté – Égalité - Fraternité » ?

Pour répondre à ces questions, nous commencerons par examiner ce qu’est le populisme préconisé à l’origine par Chantal Mouffe et ce qui fait son intérêt, nous verrons ensuite quelles limites présente cette stratégie, d’un point de vue à la fois républicain et socialiste.


1Voir l’article de Hervé DO ALTO, « Sur les usages politiques d’un concept en Europe. Le retour des « populistes » en Amérique latine », Nueva Sociedad n°214, 2008, disponible à cette adresse : http://nuso.org/media/articles/downloads/3507_2.pdf
2Celui-ci était notamment l’auteur de La raison populiste, Paris, Le Seuil, 2008.

I – Eux et nous : la stratégie populiste

Pour comprendre le populisme tel que défini par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, il faut d’abord comprendre quels problèmes il se donne à résoudre. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau visaient en effet à défendre le socialisme, qu’ils percevaient comme une radicalisation de la démocratie : c’est pourquoi le premier ouvrage où ils ont exposé leur idée du populisme en 1985 s’intitulait Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale1. Leur populisme ne peut donc pas manquer d’intéresser ceux qui considèrent que la démocratie et le socialisme sont des moyens de parvenir à l’idéal républicain.

Mais quelle est donc la spécificité de leur approche au sein du mouvement socialiste ? C’est Chantal Mouffe qui l’explique le mieux lorsqu’elle revient sur le contexte de l’écriture de Hégémonie et stratégie socialiste trente ans plus tard, dans Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie2, livre construit sous la forme d’un dialogue avec le politiste et responsable de Podemos Iñigo Errejón. Son objectif à ce moment-là était de pallier l’incapacité des forces politiques sociales-démocrates et marxistes à pleinement intégrer les nouveaux mouvements sociaux « développés depuis mai 68 »3 : féminisme, antiracisme, lutte contre l’homophobie ou protection de l’environnement, qui selon Mouffe étaient alors systématiquement dénigrés comme des luttes secondaires par les socialistes. La militante féministe qu’est Chantal Mouffe en conclut que leur attitude s’explique par un « “essentialisme de classe”, dans lequel les identités politiques dépendaient de la position de l’acteur social dans les rapports de production, rapports qui déterminent sa conscience »4 : pour elle, ils n’étaient pas capables d’envisager les clivages politiques autrement qu’au travers des classes sociales, prisonniers d’une conception dans laquelle la lutte politique se limite à la lutte des classes et où les opinions politiques découlent automatiquement de la position sociale ; c’est pour contrer cet essentialisme de classe au sein du mouvement socialiste qu’elle développe l’approche du populisme.

Pour Mouffe, il est indispensable à un combat politique de délimiter un « nous » et un « eux », car elle reprend de Carl Schmitt5 l’idée que la distinction entre un ensemble d’alliés et un ensemble d’ennemis est le fondement même de la politique6, qui n’est pas une discussion rationnelle mais un affrontement mû par les passions7, contrairement à ce que croient certains théoriciens libéraux. Il appartient donc aux acteurs politiques de définir ce « nous », qui ne découle pas automatiquement de l’appartenance à une classe contrairement à ce que pourrait faire croire une forme d’essentialisme : s’inspirant cette fois du théoricien marxiste Antonio Gramsci8, Chantal Mouffe considère que les acteurs politiques doivent fédérer une « volonté collective » qui agrège différentes luttes qui ne sont pas nécessairement liées entre elles (droits des travailleurs, féminisme, écologie politique, etc.) « autour d’une conception du bien commun », à savoir une démocratie radicale dans le cas de Chantal Mouffe ; le camp qui parvient à rendre majoritaire sa conception du bien commun remporte l’hégémonie au sens de Gramsci9, au point que le peuple finit par s’unifier autour de cette idée du bien commun.

Il s’agit donc bien d’une stratégie, dont Mouffe précise qu’elle n’est pas associée à un contenu idéologique spécifique10. Elle reconnaît d’ailleurs l’existence de populismes de droite11 auxquels elle assimile le Front National en France : pour elle, ces forces déploient une stratégie populiste en cela qu’elles cherchent à agréger différentes aspirations dans la société en un « nous » opposé à un « eux », à unifier le peuple autour d’une conception du bien commun. Elles sont de droite parce que cette conception du bien commun n’est pas la radicalisation de la démocratie mais au contraire son recul.

On ne peut que donner raison à Chantal Mouffe et à d’autres auteurs populistes – qui se sont depuis inscrits dans son sillage12 – de critiquer l’essentialisme de classe, caricature navrante du marxisme face à laquelle on serait bien incapable d’expliquer pourquoi il se trouve tant de salariés pour voter à droite. Et il est tout aussi exact qu’un projet émancipateur doive articuler un ensemble hétérogène de demandes sociales qui ne peuvent pas toutes être réduites à la lutte contre le capitalisme. En cela, le populisme de Chantal Mouffe marque un progrès par rapport à la rhétorique qui a longtemps été celle de partis comme le PCF en France. Par ailleurs, il ne se réduit pas à une simple manipulation du peuple en instrumentalisant les passions comme le voudrait la dénonciation du populisme à droite de l’échiquier politique mais constitue une stratégie politique assumant la part inévitable d’antagonismes mus par les passions que comprend la politique.


1Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2008.
2Chantal MOUFFE et Iñigo ERREJÓN, Paris, Les Éditions du Cerf, 2017.
3Ibid, « Chapitre 1 : Le projet hégémonie et stratégie socialiste ». Il est à noter que l’idée qu’il s’agissait là de mouvements nouveaux, spécifiques à l’après-mai 68, est hautement contestable, bien que largement répandue par des gens comme Alain Touraine. Voir les chapitres 1 et 2 de Lilian MATHIEU, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politiques en France aujourd’hui, Paris, Presses de Science Po, 2011.
4Ibid, p.27.
5Chantal MOUFFE, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.
6Carl SCHMITT, La notion de politique (suivi de) Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 2009.
7Chantal MOUFFE et IÑIGO ERREJÓN, op. cit., « Chapitre 6 : Carl Schmitt, antagonisme et agonisme ».
8Ibid, « Chapitre 4 : Gramsci ».
9Antonio GRAMSCI, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris, La Fabrique, 2012 -voir en particulier les chapitres consacrés à l’hégémonie et à Machiavel.
10Chantal MOUFFE et Iñigo ERREJÓN, op. cit., « Chapitre 10 : Comprendre le populisme et les « situations populistes » ».
11Ibid, « Chapitre 7 : Consensus au centre et populisme de droite ».
12Voir par exemple Pablo IGLESIAS (dir.), Les leçons politiques de Game of Thrones, Paris, Post-éditions, 2015.

II – Gramsci sans Marx ? Les limites du populisme

Cependant, cela peut difficilement passer pour une grande découverte : tout ceci était déjà présent chez Gramsci, et même chez Lénine pour ce qui est de l’essentialisme de classe1 ; quant à l’idée libérale de la politique comme débat rationnel où les acteurs s’accordent sur un intérêt commun, on sait depuis au moins Marx que c’est une absurdité !2 Le populisme de Chantal Mouffe et ses successeurs ne serait-il qu’une redécouverte du marxisme gramscien ?

En fait, ce n’est pas exact : le populisme se veut une version modernisée de Gramsci, mais il est à craindre qu’il n’en soit qu’une version appauvrie. Chantal Mouffe elle-même explique très bien la différence :

"Vis-à-vis de Gramsci, je dois reconnaître que l’usage que nous faisons de ses idées dans Hégémonie et stratégie socialiste est un peu hétérodoxe. Par exemple, nous reprenons son idée de « guerre de position », la lutte à l’intérieur des institutions, mais Gramsci pensait que c’était en préparation de la « guerre de mouvements », lors de la rupture révolutionnaire. Et ça, nous l’avons laissé de côté. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura aucune forme de rupture, mais que la lutte contre-hégémonique est un processus qui implique une multitude de ruptures pour désarticuler les points nodaux autour desquels l’hégémonie existante s’est consolidée. Un autre exemple est que Gramsci dit que le noyau central d’une hégémonie doit toujours être une classe fondamentale, et nous avons écarté cette idée."3

Pour le dire autrement, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau semblent s’être appliqués à démarxiser Gramsci.

Disparaît ainsi l’idée à la fois marxiste et jacobine de rupture révolutionnaire. Pour Gramsci, il y a en Occident deux temps dans la lutte, qu’elle soit politique ou militaire (ou les deux à la fois) : un temps de « guerre de position » où il faut s’emparer des positions fortifiées qui rendent impossible l’assaut généralisé, c’est à dire où il faut s’implanter à l’intérieur des institutions et de la société civile dans le cas de la politique, car ce sont elles qui permettent l’hégémonie de la classe dominante ; et un temps de « guerre de mouvement » où une offensive rapide doit permettre la victoire, c’est à dire en politique la rupture révolutionnaire, le moment où l’on rompt avec les institutions pour s’emparer du pouvoir. Or, pour lui, la guerre de position ne supprime pas la guerre de mouvement !4 C’est justement ce moment de la guerre de mouvement que refuse d’envisager Chantal Mouffe, elle y substitue « une multitude de ruptures » sans sortir du cadre des institutions, ce qui n’est rien d’autre que la vieille idée de Eduard Bernstein selon laquelle le capitalisme pourrait être supprimé en se contentant d’obtenir des réformes successives sans jamais renverser la classe dominante5. L’histoire ne nous a-t-elle pas suffisamment appris que les choses ne se passent pas ainsi ? Que lorsque son pouvoir est directement menacé, la classe dominante fait s’abattre une répression aussi bien physique qu’économique sur les défenseurs de la liberté et de l’égalité, de sorte que ceux-ci n’ont d’autre choix que l’épreuve de force pour abattre sa domination ? C’est l’Amérique latine qui l’a vécu ces dernières décennies, y compris pour des gouvernements arrivés au pouvoir par des moyens parfaitement légaux ! Gramsci était tout simplement lucide lorsqu’il considérait que la conquête de positions à l’intérieur des institutions ne servait qu’à préparer la guerre de mouvement. En tout cas, c’est un risque que l’on ne peut pas ne pas prendre en compte, si l’on veut que notre idéal aboutisse.

Mais surtout, disparaît… la lutte des classes. Car chez Gramsci, le parti fait émerger une volonté collective et lutte pour l’hégémonie au service d’une classe et il ne saurait en être autrement, chaque classe ayant ses intérêts à défendre !6 Sans cela, le populisme nous laisse dans le flou artistique : qui peut-on rassembler, au juste ? Quelle que soit la cause que l’on défende, il n’y a aucune raison pour qu’elle intéresse tous les groupes sociaux de façon égale. Et autour de quel axe central ? Car, s’il s’agit simplement d’articuler des luttes entre elles, on risque de buter sur le même obstacle que le reproche qui est quelquefois fait à l’intersectionnalité7 : le risque d’oublier que les luttes n’ont pas toutes le même effet mobilisateur… L’oppression de classe est l’oppression qui touche et donc mobilise le plus de gens, ce qui n’ôte rien au caractère inacceptable des autres. C’est une chose de dire que les positions politiques ne découlent pas mécaniquement des positions sociales, qu’il faut activer ces positions sociales, mais c’en est une toute autre de faire comme si en politique, on pouvait rassembler n’importe qui autour de n’importe quoi. Pour Gramsci, le parti devait avant tout mobiliser le prolétariat et rassembler autour de lui un « bloc historique » fait d’autres « catégories subalternes » pour renverser la classe dominante : privé de cette dimension, le populisme peut sembler bien creux !

Seulement voilà : Chantal Mouffe considère qu’il n’y a plus de classes sociales, dans un rapprochement surprenant avec ses adversaires défenseurs d’une conception de la démocratie comme débat rationnel8. Or il existe toujours, et même plus qu’à l’époque de Marx, une masse de gens qui doit vivre en vendant sa force de travail parce qu’elle ne possède pas les moyens de production : il s’agit du prolétariat, au sens marxiste du terme9. Quand bien même ce prolétariat serait moins homogène qu’auparavant dans ses conditions de vie et de travail et donc plus difficile à unifier (et encore ne faut-il pas sous-estimer la diversité des ouvriers du XIXème siècle), il existe toujours une classe dominante qui l’exploite et qu’il faut renverser pour faire aboutir l’idéal républicain, ou une « démocratie radicale ».

Iñigo Errejón est encore plus flou dans son rapport aux clivages politiques, puisque lui considère que Podemos doit refuser de se placer sur l’axe gauche-droite, prétendant qu’il faut seulement opposer « les citoyens » à « la caste »10 : Chantal Mouffe lui répond avec raison que cela ne peut suffire à construire une volonté collective, le peuple n’étant pas nécessairement favorable à l’idée de promouvoir plus d’égalité, comme en atteste le succès de populismes de droite, et qu’il faut donc bien se revendiquer comme un populisme de gauche. Lorsque Iñigo Errejón lui objecte la dévalorisation du mot « gauche » par les politiques du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), c’est encore avec raison que Mouffe lui répond qu’il faut se battre pour resignifier les mots plutôt que de les abandonner un par un à l’adversaire – et on voit en effet quelles conséquences cela a eu pour la gauche française d’abandonner les symboles républicains ! Mais Iñigo Errejón a bataillé en interne pour une alliance entre Podemos et le PSOE malgré le passage à droite de celui-ci, considérant que s’allier avec le parti de gauche Izquierda Unida faisait apparaître Podemos comme une force trop contestataire. Sa ligne, minoritaire face à celle de Pablo Iglesias, illustre malheureusement le fait qu’un populisme qui a perdu sa boussole de classe risque d’être digéré par le système en place.


1LÉNINE, Que faire ?, Paris, Éditions du Seuil, 1966. Gramsci considérait d’ailleurs Lénine comme le véritable père de la théorie de l’hégémonie.
2L’ouvrage de référence sur les irréductibles oppositions d’intérêts entre classes est bien sûr Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, Paris, Nathan, 2005. L’originalité de Carl Schmitt par rapport à Marx et Engels est d’avoir systématisé au-delà de l’opposition de classe la dimension conflictuelle de la politique : cela l’a amené à condamner la démocratie comme n’étant pas viable puisque contenant toujours la possibilité de la guerre civile, condamnation qui, associée à son racisme, l’a mené au nazisme.
3Chantal MOUFFE et Iñigo ERREJÓN, op. cit., p. 63.
4Antonio GRAMSCI, op. cit. Voir notamment le premier chapitre « État, société civile, stratégie ».
5Voir, pour une critique acérée de cette conception : Rosa LUXEMBURG, Réforme sociale ou Révolution ? Et autres textes politiques, Saint-Étienne, Spartacus, 1997, en particulier le texte éponyme et « Les lunettes anglaises ».
6Antonio GRAMSCI, op. cit. Là encore, les notes sur Machiavel sont les plus éclairantes.
7Lire l’article de Jessica CASSEL, « Pour lutter contre les oppressions : marxisme ou intersectionnalité ? », disponible en ligne : https://www.marxiste.org/theorie/2209-pour-lutter-contre-les-oppressions-marxisme-ou-intersectionnalite L’auteur de ces lignes précise cependant qu’il ne partage pas la thèse selon laquelle toutes les oppressions découleraient en dernier ressort du mode de production.
8« Oui, nous pensions déjà que la théorisation en termes de classe sociale, à la manière marxiste, était inadéquate parce que les classes sociales sont composées de sujets sociaux construits. Mais on pouvait encore imaginer alors, dans certaine mesure, qu’il existait des groupes sociaux identifiés en termes de classes sociales. Plus tard, avec la transformation du capitalisme, les choses ont beaucoup changé. » Chantal MOUFFE et Iñigo ERREJÓN, op. cit., p. 35 (c’est moi qui souligne).
9Karl MARX et FRIEDRICH ENGELS, op. cit.
10Chantal MOUFFE et IÑIGO ERREJÓN, op. cit., « Chapitre 12 : Droite/gauche » et « Chapitre 13 : Vers un populisme de gauche ? ».

Conclusion

Pour l’heure, on assiste aussi bien à la percée de forces politiques se revendiquant du populisme et diminuant leur usage des symboles traditionnels de la gauche (Podemos en Espagne, La France Insoumise dans une moindre mesure1) que d’autres qui revendiquent plus vigoureusement que jamais les référents traditionnels du socialisme notamment en termes de lutte des classes (le mouvement de Bernie Sanders Our Revolution, le Labour passé sous la direction de Jeremy Corbyn, et davantage encore le Parti du Travail de Belgique). À l’évidence, la seule conclusion qu’on puisse en tirer, c’est que c’est à cause d’un contexte commun propice que ces forces progressent, et qu’il n’y a pas qu’une stratégie possible pour l’exploiter, le populisme comme une approche socialiste plus traditionnelle peuvent y convenir.

On se contentera donc de dire ceci : l’approche populiste popularisée par Chantal Mouffe a permis de dépoussiérer certaines idées ensevelies sous des décennies d’obscurantisme libéral et de caricature du marxisme par les partis staliniens, telles que le rôle des passions, l’irréductibilité des oppositions politiques ou la nécessité de construire une volonté commune plutôt que de simplement s’en remettre aux caractéristiques préexistantes des acteurs. Cependant, en restant prisonnière de l’idée qu’il n’y aurait plus de lutte des classes, largement répandue par les mêmes auteurs que critique Chantal Mouffe (Anthony Giddens, Ulrich Beck…), elle reste aveugle à une dimension capitale de la lutte politique et il est à craindre que cela ne conduise à des renoncements ou à des échecs. Il est ainsi difficile d’imaginer qu’une alliance entre Podemos et le PSOE telle que la souhaitait Iñigo Errejón ait pu conduire à autre chose qu’à des reculs de Podemos dans son combat contre le néolibéralisme… À ce titre, il peut être plus enrichissant de relire directement Gramsci, mais on ne saurait évidemment se limiter à la pensée de celui-ci pour comprendre le monde d’aujourd’hui, car elle a ses limites comme tout le reste de la tradition marxiste2 : sans doute une pensée pour l’émancipation au XXIème siècle est-elle toujours à inventer.

1Sur le rapport de la France Insoumise au populisme, lire cet article où je répondais à un texte manifestement inspiré de Iñigo Errejón : https://blogs.mediapart.fr/mordraal/blog/280817/les-limites-du-populisme-reponse-larticle-de-lenny-benbara-lvsl
2« Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle de Gramsci comme Ptolémée du système marxiste, comme celui qui donne les apparences d’une voie de salut hors du système marxiste et qui, en fait, enferme encore plus dans cette impasse » (Pierre BOURDIEU, durant son cours au collège de France du 24 janvier 1991, retranscrit dans Sur l’État, Lonrai, Le Seuil / Raisons d’agir, 2012, à propos de sa critique de la division entre infrastructure et superstructure, dans le sillage de Max Weber)
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Il était une fois... le Front de Gauche. L'échec d'une expérience de gauche vu de l'intérieur

5/5/2019

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Photographie prise lors de la campagne pour la liste "Front de Gauche pour changer d'Europe" aux élections européennes de 2009, image disponible à cette adresse : http://www.slate.fr/story/153663/face-euro-fn-insoumis-doctrine

2008. Le Parti Socialiste se déchire sous le regard médusé des Français au congrès de Reims : après que l'aile gauche du parti rassemblée derrière le (relativement) jeune député européen Benoît Hamon ait plafonné à 18,52%, la maire de Lille Martine Aubry et l'ancienne candidate à l'élection présidentielle de 2007 Ségolène Royal s'affrontent en un second tour pour le poste de Première Secrétaire du parti où elles s'accusent réciproquement de tricherie. Dans le même temps, on apprend que deux parlementaires de l'aile gauche du PS, le sénateur Jean-Luc Mélenchon et le député Marc Dolez, quittent le parti suite à l'échec de la motion de Benoît Hamon pour en fonder un nouveau, qu'ils baptisent Parti de Gauche. À l'époque, j'ai seize ans et comme beaucoup de Français, je sais que le PS a par le passé porté des mesures qui défendaient les droits des travailleurs et les services publics, je pense qu'il faut se rassembler autour de lui contre un Nicolas Sarkozy raciste et néolibéral, aussi je ne comprends pas cette scission ; pour moi, il faut faire barrage à Ségolène Royal, c'est pourquoi j'espère une victoire de Martine Aubry et qu'elle pourra remettre son parti en ordre de bataille pour défendre un projet de gauche. Je ne sais pas, à ce moment-là, qu'elle et son père Jacques Delors ont été parmi les premiers à introduire au sein du PS les idées de Tony Blair et d'Anthony Giddens, celles d'une conversion de la gauche à l'économie de marché, et qu'il n'y a donc rien à attendre d'elle.

2009, les élections européennes sous Sarkozy. Entre un PS encore secoué par ses déchirements internes et une liste Europe Écologie sortie de nulle part qui capitalise sur sa crise, je retrouve Jean-Luc Mélenchon et son Parti de Gauche dans un clip de campagne, associés à la secrétaire générale du Parti Communiste Français Marie-George Buffet et à un ancien cadre de la Ligue Communiste Révolutionnaire, Christian Picquet, qui a fondé un parti nommé Gauche Unitaire ; ils ont créé ensemble une liste pour les élections qu'ils ont appelée "Front de gauche pour changer d'Europe". Ma première réaction est de me dire "Tiens, les ringards ont fait alliance ?". Mais le clip s'avère beaucoup plus intéressant que je ne m'y attendais, dénonçant le néolibéralisme sur un ton clair et tranchant, intégrant pour une fois la problématique de l'écologie. Je n'ai pas encore le droit de vote, mais je me dis qu'après tout, ce qu'ils proposent est intéressant. Et finalement, un nombre surprenant de Français pensent comme moi : leur liste fait 6%, soit trois fois plus que le piteux 2% de Marie-George Buffet à l'élection présidentielle de 2007.

Je ne sais pas, à ce moment-là, que je m'engagerai un jour dans cette expérience qui sera durant quelques années le nouveau nom de l'espoir à gauche, jusqu'à ce que la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l'élection présidentielle  de 2012 porte le Front de Gauche au score de 11%, un exploit inédit à gauche du PS depuis Georges Marchais ; jusqu'à ce qu'il se fracasse lamentablement sous le quinquennat de François Hollande et disparaisse. Qu'est-ce qui a permis à cette force politique d'accomplir cela et qu'est-ce qui l'a finalement fait échouer ? Que s'est-il passé et quelles leçons en tirer ? C'est à ces questions que tentera de répondre cet article : ayant commencé pour ma part à militer lors des élections municipales 2014 pour la liste du Front de Gauche à Nice, j'ai en effet vécu son échec de l'intérieur.

I/ Pourquoi le Front de Gauche ? Aux origines du mouvement
Pour comprendre la création et le succès du Front de Gauche, il faut comprendre à quelle situation il devait répondre : l'actuel coordinateur national du PG Éric Coquerel raconte cette histoire dans son livre Au cœur du Front de Gauche ; parce qu'elle est inséparable de celle du Parti de Gauche, il est aussi utile de lire à ce sujet l'article des politistes Fabien Escalona et Mathieu Vieira "Le sens et le rôle de la résistance à l'UE pour le Parti de gauche", paru dans la revue Politique européenne (n°43, 2014).

L'idée fondamentale du Front de Gauche était de rassembler non plus la gauche en général, comme cela s'était fait sous Lionel Jospin (sans l'extrême-gauche), mais la partie de la gauche qui s'opposait encore à la conversion du PS à l'économie de marché, considérant que rompre avec cette dérive était plus important que l'union de la gauche. Cette idée commence à prendre de l'ampleur après l'élection présidentielle de 2002 : l'absence de Lionel Jospin au second tour, laissant le champ libre à un duel entre la droite gaulliste de Jacques Chirac et l'extrême-droite de Jean-Marie le Pen, constitue alors un choc pour tout le monde ; on s'accorde généralement sur le fait que la gauche s'est éparpillée en trop de candidatures différentes, mais les plus à droite au PS comme François Hollande ou Dominique Strauss-Kahn défendent l'idée que cet échec est dû au fait que la politique de Jospin était encore trop à gauche, tandis que les plus à gauche comme Jean-Luc Mélenchon considèrent que c'est au contraire dû au fait qu'elle ne l'était pas assez. C'est à cette époque que naît un premier appel à l'union de ceux qui refusent la droitisation du PS, l'appel du Ramuleau : on y retrouve des gens du PCF comme l'historien Roger Martelli, d'autres du PS comme Jean-Luc Mélenchon, des Verts comme Martine Billard, ainsi que Éric Coquerel qui venait de quitter le Mouvement Des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement après l'échec de celui-ci à l'élection présidentielle de 2002, considérant qu'il avait eu tort de vouloir rassembler les républicains "des deux rives" (de gauche et de droite). C'est la première rencontre entre ceux qui seront plus tard les acteurs du Front de Gauche et en particulier du Parti de Gauche.

Cette idée d'une coalition contre la conversion de la gauche au néolibéralisme se concrétise pour la première fois en 2005 : la France est alors agitée par le débat sur le Traité Constitutionnel Européen, qui reprend les principes du traité de Maastricht et en particulier ceux de l'économie de marché et de la libre-circulation des capitaux pour leur donner valeur constitutionnelle dans l'Union Européenne ; la fracture apparaît alors nettement au PS entre ceux comme François Hollande qui défendent ce traité et l'aile gauche du parti qui le refuse catégoriquement, ralliée étonnamment par l'ancien premier ministre Laurent Fabius, jusque-là connu pour des positions beaucoup plus à droite. Jean-Luc Mélenchon et les militants PS qui sont les plus proches de lui comme François Delapierre franchissent alors le Rubicon en rejoignant le PCF et l'extrême-gauche pour faire campagne contre le TCE malgré les menaces d'exclusion de leur parti, Martine Billard fait de même aux Verts (il est à noter que Jean-Luc Mélenchon avait cependant voté pour le traité de Maastricht où figuraient déjà les mêmes principes, en 1992, défendant l'idée qu'une "Europe sociale" pourrait s'établir ensuite, une fois les pays unis par le marché commun : le fait que cela ne se soit jamais produit explique son revirement ultérieur). Cette expérience se traduit par une victoire, le "Non" l'emportant au référendum sur le TCE, et c'est alors que Jean-Luc Mélenchon et ses proches commencent à s'éloigner du PS et envisagent de le quitter : ils créent l'association Pour la République Sociale (PRS), dont le nom reprend un slogan de la Commune, pour rassembler ceux à gauche qui s'étaient opposés au TCE qu'ils soient ou non membres du PS et commencent à établir des contacts avec d'autres forces de gauche par le biais de cette association ; à l'intérieur du PS, ils créent le courant Trait d'Union.

Cette victoire n'empêchera pas l'adoption d'une version à peine modifiée du TCE, le Traité de Lisbonne, sous la conduite de Nicolas Sarkozy ; elle n'empêchera pas non plus un nouvel éclatement de la gauche à l'élection présidentielle de 2007. Les forces de gauche qui avaient participé à la campagne contre le TCE cherchent en effet à s'y rassembler en un collectif, sans la LCR et Lutte Ouvrière dont la stratégie isolationniste est de plus en plus affirmée, et PRS avec Jean-Luc Mélenchon à sa tête soutient l'initiative, considérant que ce collectif est nécessaire pour faire pression sur le candidat du PS quel qu'il soit ; en parallèle, l'association soutient Laurent Fabius à la primaire du PS, du fait que celui-ci a pris position contre le TCE. Cela se traduit par un double échec : le collectif explose, incapable de se mettre d'accord sur une candidature présidentielle commune, notamment entre le syndicaliste José Bové de la Confédération paysanne et le PCF ; Laurent Fabius échoue face à Ségolène Royal, qui est alors la compagne de François Hollande et ne cache pas ses positions très à droite sur certains sujets. Cela aboutira, comme en 2002, à une démultiplication des candidatures sur la gauche du PS, à cette différence que cette fois-ci, le PS arrive au second tour, mais pour échouer face à un Nicolas Sarkozy dont chacun savait qu'il était bien plus dangereux que Jacques Chirac.

C'est pour ne pas répéter ces deux échecs que se créé le Front de Gauche, dans le but de rassembler toute la gauche refusant que les traités européens servent à imposer le néolibéralisme.

II/ La création du Front de Gauche et du Parti de Gauche

Dans le même temps, en effet, les acteurs de la campagne contre le TCE voient d'autres expériences de gauche réussir ailleurs en Europe : c'est le cas en particulier de Die Linke, parti politique allemand fondé par une petite fraction dissidente du SPD emmenée par l'ancien ministre Oskar Lafontaine avec le PDS, l'ancien parti communiste d'Allemagne de l'est, passé sous la direction de son aile démocrate après la chute du régime ; c'est aussi celui de la coalition Izquierda Unida en Espagne, rassemblant l'ancien parti communiste avec des écologistes. Ces partis incarnent ce que l'on appelle la gauche "radicale", au sens que Philippe Marlière, Jean-Numa Ducange et Louis Weber donnent à cette expression dans leur livre La gauche radicale en Europe, c'est à dire d'organisations rejetant l'économie de marché mais acceptant de jouer le jeu des élections contrairement à l'extrême-gauche (même si l'auteur de ces lignes est enclin à penser qu'il s'agit là de la gauche tout court...). Ces exemples sont observés avec attention en particulier par PRS, au point qu'en janvier 2008, Jean-Luc Mélenchon annonce à Éric Coquerel -alors à la tête du MARS-Gauche Républicaine, groupuscule issu de sa scission du MDC- et à Christian Picquet -cadre de la LCR en rupture avec le processus de transformation de son parti qui déboucherait sur le NPA- que si les courants de gauche au PS ne remportaient pas la victoire au prochain congrès du parti, il quitterait le PS pour créer un nouveau parti avec eux. C'est en effet ce qui arriva : pour la première fois au congrès de Reims, les différents courants de l'aile gauche du PS se présentèrent rassemblés, avec pour figure de proue un homme politique plus jeune que la moyenne des cadres du PS, Benoît Hamon ; cela n'empêcha pas leur motion d'échouer à 18,52%. Tandis que Benoît Hamon se ralliait à Martine Aubry dans l'espoir de barrer la route à Ségolène Royal, Jean-Luc Mélenchon, considérant qu'il n'y avait plus rien à espérer à l'intérieur du PS, annonce donc quitter le parti avec PRS.

PRS ne part cependant pas seule : un autre courant de l'aile gauche du PS, Forces Militantes, quitte en effet le parti, avec à sa tête le député du nord Marc Dolez. Ensemble, les deux courants se donnent le nom de Parti de Gauche et projettent un congrès de fondation en 2009. Dans l'intervalle, ils sont ralliés comme prévu par le MARS-Gauche Républicaine d'Éric Coquerel, par des gens du PS qui n'étaient dans aucun des deux courants, en particulier l'écologiste radicale Corinne Morel-Darleux qui venait du courant Utopia, mais aussi par le courant Gauche Écologiste emmené par Martine Billard qui fait sécession des Verts, ne voulant pas cautionner la dérive centriste de ceux-ci qui fusionnent alors avec Europe Écologie -Christian Picquet, en revanche, ne s'associe pas à eux contrairement à ce qui était initialement prévu, il créé son propre parti en quittant la LCR, Gauche Unitaire. C'est ainsi qu'est fondé le Parti de Gauche, créé par d'anciens membres du PS (dont beaucoup sont auparavant passés par les organisations trotskystes), des Verts et du MDC. Si la démarche est déjà rassembleuse et promet d'aboutir à quelque chose de neuf, au point que l'on qualifie le PG de "parti-creuset", ce parti qui ne compte alors qu'environ un millier d'adhérents n'a cependant pas vocation à rassembler la gauche sous sa seule bannière : pour cela, il compte sur la création du Front de Gauche.

En effet, les fondateurs du PG prennent aussitôt contact avec Gauche Unitaire mais aussi et surtout avec le PCF, voulant reproduire le modèle de Die Linke. La direction du PCF accepte le principe d'une démarche d'union : Marie-George Buffet a en effet tiré les leçons de son échec à l'élection présidentielle de 2007, elle sait que son parti ne pèse plus assez pour porter l'alternative à gauche ; par ailleurs, la création d'une coalition avec les deux petits partis que sont le PG et Gauche Unitaire permettrait au PCF de ne plus utiliser le nom de Parti Communiste Français, soupçonné d'être rejeté par les électeurs, sans réellement changer de nom pour autant, ce qui pourrait déclencher l'hostilité des militants. Les trois partis s'entendent donc pour créer une liste commune aux élections européennes qui porte les espoirs de ceux à gauche qui n'avaient pas voulu du TCE : le "Front de gauche pour changer d'Europe". Le NPA refuse quant à lui de se joindre à la coalition, probablement parce que le fait que Olivier Besancenot soit arrivé en tête des forces à gauche du PS à la présidentielle 2007 le laisse penser qu'il peut se passer d'alliés, de même que Lutte Ouvrière et le MRC de Jean-Pierre Chevènement.

L'expérience s'avère pourtant couronnée d'un succès étonnant : la liste "Front de gauche pour changer d'Europe" se hisse à 6% des voix, bien au-dessus du score du seul PCF à la présidentielle 2007 et au-dessus de celui du NPA, Jean-Luc Mélenchon entre autres est élu au Parlement européen. Face à cette réussite, l'alliance est reconduite en vue des élections régionales, cette fois sous le seul nom de Front de Gauche. Mais il s'agit d'un simple cartel de partis : on ne peut pas y adhérer directement, il faut adhérer au PCF, au PG ou à Gauche Unitaire pour la soutenir ; le PCF défend à l'origine l'idée de permettre d'y adhérer directement, ce qui ferait du Front de Gauche une force politique à part entière, mais le PG et Gauche Unitaire, qui comptent alors très peu d'adhérents, s'y opposent, voulant se donner le temps de construire leurs propres partis, sans quoi il n'y aurait pas de contrepoids au PCF ; par la suite, les positions s'inversent, le PG défend la possibilité d'une adhésion directe au Front de Gauche, dans l'objectif que celui-ci finisse par devenir un parti à part entière comme Die Linke, tandis que le nouveau secrétaire général du PCF, Pierre Laurent, s'y oppose, moins favorable au Front de Gauche que Marie-George Buffet.

Le Front de Gauche est donc finalement resté un cartel de partis, même si ce cartel restait alors uni à chaque élection.

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III/ Le Front de Gauche à son apogée

J'obtiens le droit de vote en 2010, à mes dix-huit ans : cette année-là, Nicolas Sarkozy et son premier ministre François Fillon déclenchent une levée de boucliers avec une réforme des retraites allongeant la durée du temps de travail en dépit du chômage de masse frappant les jeunes et ce alors que le déficit des retraites était dû à la baisse des salaires ; je n'ai pas vraiment l'occasion de prendre part au mouvement, faible à Nice, surtout pour moi qui suis alors étudiant à sa faculté de droit. Cependant, j'observe avec attention, comme beaucoup de gens, les interventions de Jean-Luc Mélenchon pendant le mouvement, qui prend les positions les plus offensives ; il suscite l'agacement de ceux qui l'accusent d'être trop agressif, ce qui m'arrive parfois, mais attire l'attention et la sympathie de ceux qui recherchent un homme politique aux convictions solides, et c'est ainsi que le Front de Gauche s'impose dans le débat public et que Mélenchon lui-même s'impose comme la figure de proue de celui-ci.

Les années suivantes sont marquées par la progression du FN, les médias se mettant à vanter un changement de ce parti avant même que Marine le Pen ne soit arrivée à sa tête et faisant de ses thèmes de campagne les principaux enjeux du débat public ; mais dans le même temps, le Front de Gauche agrège peu à peu autour de lui de nouveaux partis tels que République & Socialisme (nouvelle dissidence du MRC), le Parti Communiste des Ouvriers Indépendants (ancien groupuscule maoïste), les Alternatifs (anciens du Parti Socialiste Unifié), Convergences & Alternatives et finalement Gauche Anticapitaliste (deux nouvelles scissions du NPA). Le Front de Gauche établit un programme développé, appuyé sur les travaux d'économistes comme Jacques Généreux, exempt des propositions inapplicables de Lutte Ouvrière et du NPA telles que le désarmement de la police ou l'interdiction des licenciements mais remettant en cause l'économie de marché contrairement au PS ; Jean-Luc Mélenchon se charge de l'expliquer avec ses talents d'orateur, servi par une campagne aux slogans percutants dirigée par son lieutenant François Delapierre.

Dans le même temps, je vois, comme beaucoup d'électeurs, ce qui restait de gauche au PS se liquéfier : Dominique Strauss-Kahn n'ayant pas pu se présenter à sa primaire, accusé de viol aux États-Unis, c'est François Hollande qui devient le favori pour se présenter à la présidentielle en son nom, louvoyant systématiquement sur d'éventuelles propositions de gauche ; émergent également à cette époque un candidat encore plus à droite que lui, Manuel Valls, sorte de clone de Sarkozy, ainsi que le député Arnaud Montebourg, qui se fait remarquer par son discours critique de la mondialisation mais ne prend que très peu de positions de gauche en matière sociale ; Martine Aubry rassemble quant à elle le centre historique du parti, je vote pour elle sans grande conviction, estimant qu'elle sera déjà plus à gauche que François Hollande et plus sérieuse que Arnaud Montebourg. Hélas, au second tour, c'est la douche froide : Arnaud Montebourg soutient François Hollande en dépit d'un discours qui semblait plus à gauche, permettant à celui-ci de l'emporter sur Martine Aubry.

Dans ces conditions, comme beaucoup, je vote pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l'élection présidentielle, même si certains aspects du personnage m'agacent et que je ne suis pas entièrement convaincu par son programme. Je suis le seul de mon entourage : ma famille qui vote traditionnellement PS le fait à nouveau, mon père disant admirer Jean-Luc Mélenchon mais craindre qu'il n'y ait pas de candidat de gauche au second tour si on ne se rassemble pas suffisamment derrière le PS, le FN étant haut dans les sondages, le peu de gens de gauche que je connais à la faculté de droit me diront la même chose ; Jean-Luc Mélenchon se hisse ainsi à 11% des voix, un score largement supérieur à celui de toutes les forces à gauche du PS depuis presque trois décennies, mais cette réussite de l'union à gauche du PS n'empêche pas que c'est François Hollande qui rassemble le plus de voix de gauche et parvient au second tour. Je vais voter à contrecœur au second tour, considérant que les provocations racistes de Nicolas Sarkozy et ses allusions pétainistes, suivant les idées de son conseiller maurassien Patrick Buisson, rendent urgent de débarrasser la politique française de ce sinistre personnage.

Malheureusement, François Hollande confirmera dès son arrivée au pouvoir mes pires craintes et même au-delà : à peine arrivé à l'Élysée, il signe en effet le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance négocié par Nicolas Sarkozy et Angela Merckel qui enferre la France dans des politiques d'austérité en pleine crise économique, contrairement à ce qu'il avait promis pendant la campagne présidentielle ; tout ce qui en suivra sera une politique de destruction massive des services publics, de cadeaux fiscaux aux capitalistes (CICE, pacte de responsabilité) et d'écrasement des droits des travailleurs (loi El-Khomri) que n'aurait pas reniée Sarkozy, l'ouverture du contrat de mariage aux couples homosexuels sera presque la seule mesure de gauche du quinquennat, actant le basculement à droite du PS. Dans ces conditions, on aurait pu s'attendre à un décollage du Front de Gauche, les anciens électeurs du PS se reportant logiquement sur lui pour obtenir une politique de gauche ; mais c'est au contraire à ce moment-là qu'il s'est effondré.

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Jean-Luc Mélenchon et Pierre Laurent, photographie de l'AFP disponible à cette adresse : https://www.ouest-france.fr/politique/parti-communiste/pierre-laurent-pcf-reste-pleinement-engage-avec-jean-luc-melenchon-4899361

IV/ Le Front se fracture

Les lézardes dans cette union à gauche du PS commencent en effet à apparaître dès 2012 : aux élections législatives de cette année, le PCF refuse la création d'une même association de financement pour l'argent obtenu par les candidats du Front de Gauche aux élections législatives, ce qui équivaut pour lui à s'accaparer la quasi-totalité de cet argent dans la mesure où ses partenaires lui avaient octroyé la primauté des candidatures dans l'immense majorité des circonscriptions ; en outre, Pierre Laurent laisse entendre que la question d'une participation de son parti à un gouvernement sous François Hollande pourrait se poser alors que c'est hors de question pour ses alliés du PG.

Cette désunion éclate finalement de façon spectaculaire aux élections municipales de 2014.

Cette année-là, je suis étudiant en master 1 en science politique et je réalise un mémoire sur un sujet proposé par les professeurs, la constitution des listes de candidats en vue des élections municipales ; je décide de travailler sur celles du PS et du Front de Gauche, à la fois parce que je suis curieux de voir quelles difficultés cela présente pour des partis qui se revendiquent comme étant de gauche dans une ville comme Nice où la gauche est depuis longtemps très minoritaire et parce que je veux prendre la température des organisations politiques pour éventuellement m'y engager. En effet, à Nice, le PCF, le PG et les quelques autres petites organisations du Front de Gauche (dont plusieurs commencent à cette époque à se regrouper sous le nom d'Ensemble, aboutissant à une étrange coalition de partis à l'intérieur de la coalition de partis) se sont mises d'accord pour refuser de faire liste commune avec le PS et se présenter en tant que Front de Gauche, d'anciens membres du NPA déçus par celui-ci viennent également s'y agglomérer (le NPA n'existe presque plus à Nice à cette époque, et Lutte Ouvrière ne parvient pas non plus à créer de liste) ; venant observer leurs meetings et m'entretenir avec les candidats pour mon enquête, je suis stupéfait et enthousiasmé par le sérieux et l'application qu'ils y mettent alors qu'ils risquent de faire un score très faible, le programme s'avère clair et chiffré. Simultanément, le cynisme affiché du PS sur lequel j'enquête en parallèle achève de me convaincre qu'il n'y a plus rien à attendre de ce parti. Convaincu et voulant contribuer à réparer l'injustice des faibles moyens dont dispose le Front de Gauche malgré son sérieux, je décide de rejoindre la campagne au mois de février : je contacte la cosecrétaire départementale du parti de la coalition dont je me sens le plus proche, le Parti de Gauche, pour lui annoncer mon adhésion et je commence à prendre part aux boîtages et aux tractages en marge de mon enquête. La campagne est dynamique, mais cela n'empêche pas la liste Front de Gauche de finir à 5,5% des voix au premier tour. Comme beaucoup de gens au Front de Gauche de Nice, je ne suis de prime abord pas hostile à une fusion technique avec le PS au second tour, voulant faire barrage à Christian Estrosi et à ses projets dévastateurs pour l'environnement à Nice-ouest ; cependant, les premiers mots qui sortent de la bouche de la tête de liste PS, Patrick Allemand, lorsqu'il est confronté au faible score de son parti, sont pour mépriser le Front de Gauche qui a refusé de faire liste commune avec lui et dire qu'il refuse qu'il y ait fusion technique, si bien que je voterai blanc au second tour. Ainsi s'achève ma première campagne pour le Front de Gauche... et ce sera aussi la dernière.

Car ailleurs qu'à Nice, le Front de Gauche s'est fracturé. À Paris, en particulier, Pierre Laurent et Ian Brossat ont accepté de faire liste commune avec le PS de l'ancienne adjointe de Bertrand Delanoë, Anne Hidalgo, forçant le PG à se présenter seul contre eux ; à Lyon aussi, les élus et les cadres du PC veulent imposer une alliance avec le PS, les adhérents votent contre deux fois de suite mais cela n'empêche pas certains d'entre eux de se présenter avec la majorité de Gérard Collomb, réputé, à juste titre, pour être l'homme le plus à droite du PS. Dans de nombreuses autres villes de France, la configuration a été la même, en particulier à Grenoble où, le PCF rompant là aussi le Front de Gauche pour rejoindre le PS, le Parti de Gauche l'a rompu à son tour pour s'allier à Europe Écologie-Les Verts -ce qui lui a permis d'arracher la mairie, mais pour ensuite se heurter à la difficile situation financière de celle-ci. Le Front de Gauche n'est ainsi plus une coalition mais une alliance à géométrie variable. Cela s'explique bien sûr par le fait que le PCF était dépendant de ses élus municipaux qui lui permettaient de se financer, or il était plus facile à ses élus de conserver leurs mandats en restant alliés au PS, d'autant que depuis Robert Hue, les élus participent à la direction du parti (sur le poids des élus locaux au sein du PCF, lire le recueil Les territoires du communisme du sociologue Julian Mischi et de l'historien Emmanuel Bellanger), même si cela signifiait plonger avec un PS devenu d'une impopularité spectaculaire avec la politique menée par François Hollande ; le PG, lui, pouvait se permettre des positions plus radicales à l'égard du PS du fait qu'il avait de toute façon peu d'élus à conserver, et il était d'autant plus enclin à le faire que ses militants avaient justement créé leur parti pour fuir le PS.

Les intérêts divergents du PCF et du PG ont donc fait voler en éclats la coalition ; cela ne serait pas arrivé si le Front de Gauche avait été intégré avec des adhérents directs et une structure propre, car chaque parti aurait alors eu trop à perdre pour mettre de côté cette alliance, cela n'avait pas posé problème sous Sarkozy lorsque le PS était encore dans l'opposition mais éclatait au grand jour à présent qu'il était au pouvoir et donc devenait l'adversaire du Front de Gauche. Les élections européennes ont suivi ensuite tandis que j'assistais à mes premières réunions au sein du PG des Alpes-Maritimes, et il s'en est fallu de peu pour qu'il y ait des listes Front de Gauche : le PG et Ensemble avaient en effet protesté contre la quasi-monopolisation des têtes de listes par le PCF avant qu'un accord ne soit finalement trouvé sur les deuxièmes noms des listes. Je ne pris pas part à cette campagne, me consacrant à rédiger mon premier mémoire, et à la fin de l'été, craignant à juste titre pour l'avenir du Front de Gauche et de mon nouveau parti, je partais poursuivre mes études dans le Rhône.

V/ En perdition

Le PG du Rhône, à cette époque, avait encore gardé une force considérable des beaux jours du Front de Gauche : si le comité de la ville où j'habitais, Saint-Priest, était petit et peu actif, le parti avait en revanche un réseau jeunes puissant et bien organisé, je fus ébahi de voir que plus de quarante personnes assistaient à ma première réunion au sein du réseau jeunes alors que l'assemblée générale du PG des Alpes-Maritimes dépassait à peine les vingt personnes ! Les assemblées générales à Lyon réunissaient quant à elles entre quarante et cinquante personnes. Cela nous a permis de nous mobiliser de façon conséquente en 2014-2015 pour les (nouvelles) élections municipales à Vénissieux, où le PC se maintenait au pouvoir avec une large coalition allant du PRG au PG, pour soutenir Syriza à son arrivée au pouvoir en Grèce ou encore contre le licenciement massif aux usines Berliet à Saint-Priest. Pourtant, le poids de l'incertitude pesait sur nos épaules : qu'allions-nous faire de notre parti et du Front de Gauche, à présent ? Et comment nous faire entendre alors que l'extrême-droite était érigée en principale alternative au pouvoir à la faveur d'un matraquage médiatique impressionnant ?

Une réponse était tombée du niveau national à l'été 2014 : Jean-Luc Mélenchon et Martine Billard avaient alors annoncé leur démission de la co-présidence du PG, postes qu'ils supprimaient, et la création d'un Mouvement pour la 6ème République ; mais un mouvement pour quoi faire, au juste ? Si remettre en cause la Vème République était et est toujours impératif à gauche, rien ne disait alors à quoi devait servir ce mouvement : à remplacer le Front de Gauche par un mouvement auquel une adhésion directe (non-payante) soit possible ? Ou était-ce un simple instrument de propagande ? Qu'était censé faire exactement ce M6R ? Faute de réponse à cette question, personne ne savait comment s'en saisir exactement. D'autant que les préparatifs aux élections régionales qui devaient se tenir fin 2015 sont arrivés et que l'idée de les placer sous la bannière de la VIème République y a vite été écartée, les élections régionales ne permettant pas de la remettre en cause et l'enjeu n'étant pas forcément le plus concret pour les électeurs. Nous restions donc dans le flou.

L'année 2015 fut catastrophique pour la gauche. Elle s'ouvrit avec les attentats de Charlie-Hebdo, qui permit une libération spectaculaire de la parole raciste, y compris au sein du PS ; un peu plus tard, nos alliés de Syriza parvenaient au pouvoir en Grèce et commençaient aussitôt à prendre des mesures de gauche sur les salaires et les services publics, exigeant une renégociation de leur dette, mais les autres pays de l'Union Européenne les étranglaient en leur coupant purement et simplement l'accès à l'euro grâce à la Banque Centrale Européenne, jusqu'à ce que le Premier Ministre grec Alexis Tsipras finisse par céder et accepter des politiques d'austérité pires encore que les précédentes. Cela contribua à creuser davantage encore le gouffre qui s'était ouvert entre le PCF et le PG : le premier maintint son soutien à Tsipras, considérant qu'il n'avait pas eu le choix, tandis que le PG protestait qu'il aurait encore mieux valu sortir de l'euro que de renoncer au programme de Syriza. Les positions du PCF et du PG sur la question de l'Union Européenne étaient divergentes dès le départ, le PC étant partisan de simplement renégocier les traités avec les différents pays de l'Union Européenne tandis que le PG défendait depuis 2011 l'idée de désobéir aux traités dès l'arrivée au pouvoir pour ne pas remettre un changement de politique aux calendes grecques (si j'ose dire) ; le désaccord avait été laissé dans l'ombre en 2012, mais à présent il éclatait au grand jour, conduisant le PG à adopter au congrès de Villejuif à l'été 2015 la célèbre ligne "Plan A / Plan B", impliquant la désobéissance aux traités européens dès l'arrivée au pouvoir tout en demandant leur renégociation et la sortie, si possible en groupe, de l'Union Européenne en cas d'échec de cette renégociation.

Les élections départementales (il n'y en eut pas à Lyon en raison de la mise en place de la métropole) et surtout régionales de 2015 donnèrent le coup de grâce au Front de Gauche dans les urnes.

Personne au PG ne croyant que notre parti pouvait peser seul tout en ayant conscience que nous ne pouvions plus nous en remettre au Front de Gauche, nous avons décidé en Rhône-Alpes/Auvergne de donner pour cadre à de futures alliances plusieurs garanties de changement de politique sociale, économique et environnementale, ainsi que des conditions destinées à rendre notre liste plus représentative des citoyens, en particulier le refus du cumul des mandats ainsi que l'organisation d'assemblées citoyennes ouvertes au-delà des adhérents de parti pour mener la campagne et élaborer le programme -il n'y eut pas de négociations nationales, tant le PCF que EELV s'y refusaient. Ces conditions furent acceptées par EELV en Rhône-Alpes/Auvergne ainsi que par Ensemble, qui dans l'intervalle était devenu un véritable parti politique ; le PCF nous fit en revanche savoir au cours de l'été qu'il les refusait, tenant à pouvoir mettre sur la liste des élus en situation de cumul des mandats et considérant que les candidatures "citoyennes" devaient être apportées par chaque parti plutôt qu'en être indépendantes. On discuta au sein d'une coordination régionale  pour savoir s'il fallait accepter de rompre la charte que nous avions fixée notamment sur le cumul des mandats pour faire alliance avec le PC ; comme la majorité des camarades, je défendis l'idée que nous avions moins besoin des voix du PCF que de cohérence politique et qu'il ne fallait donc pas céder, c'est ainsi que fut enterrée l'alliance avec le PC en Rhône-Alpes/Auvergne tandis que nous partions en campagne avec EELV et Ensemble. Ailleurs en France, il y eut des régions où le Front de Gauche parvint à rester uni, d'autres trop rares où il y eut une alliance de l'ensemble du Front de Gauche avec EELV (Occitanie, Provence-Alpes-Côte d'Azur), d'autres encore où seuls le PC et EELV étaient représentés ; partout, le PG céda les têtes de liste à ses partenaires, voulant ne reculer devant aucun sacrifice pour permettre l'union de la gauche.

Le résultat fut catastrophique. Cet éclatement des situations avait empêché toute campagne nationale pour la gauche dans son ensemble, et en Rhône-Alpes/Auvergne, notre liste et celle du PC s'entre-détruisirent, d'autant que la campagne était principalement dirigée par EELV qui la rendit molle au possible, n'attaquant qu'à la marge les politiques d'austérité et la destruction des droits des travailleurs ; notre liste finit à 7,5%, à peine au-dessus de celle du PCF, et un cataclysme identique frappa toutes les autres listes de gauche en France, même l'union de la gauche tant vantée en Occitanie échoua à 10%. Cet échec dramatique fut en plus suivi de fusions techniques avec les listes du PS au second tour pour obtenir des élus correspondant à nos voix, ce qui fut vivement contesté au sein du Parti de Gauche, je ne l'aurais moi-même admis qu'à condition que nous soyons devant le PS. J'avais soutenu l'alliance avec EELV, mais comme beaucoup de camarades, ce désastre acta pour moi le fait que nous devions absolument rompre avec la logique mortifère des cartels de partis, et donc avec le Front de Gauche.

VI/ La fin du Front

Il n'y eut cependant aucune prise de conscience des raisons qui avaient mené à cette situation chez nos alliés, bien au contraire : lorsqu'après les attentats de novembre 2015, François Hollande et son premier ministre Manuel Valls firent reconduire l'état d'urgence encore et encore, établissant une restriction permanente de l'État de droit qui fut utilisée avant tout contre les militants écologistes, ces reconductions furent votées par les députés du PCF, ainsi que par Marc Dolez qui avait quitté le PG en se plaignant que Jean-Luc Mélenchon était trop critique envers le PS ; un autre sujet de grave discorde fut le soutien de la direction du PCF au projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes, elle se permit même d'apposer le logo du Front de Gauche sur des affiches défendant ce grand projet inutile et imposé, sachant pertinamment que le PG y était pourtant hostile -la question écologique avait toujours été un sujet d'opposition entre PG et PC, la sortie du nucléaire notamment était remise à un référendum dans le programme de 2012 pour ne froisser aucun des deux partis. Enfin, Cécile Duflot pour EELV, Clémentine Autain pour Ensemble et Pierre Laurent pour le PCF se mirent à parler de faire une primaire "de toute la gauche" avec le PS en vue de l'élection présidentielle, ce qui était inacceptable pour le PG. Dès lors, il m'apparaissait clairement, comme à de nombreux camarades du Rhône et ailleurs en France que nous ne pouvions plus faire alliance avec eux à moins d'avoir un programme commun clair et des conditions strictes quant au refus des alliances avec le PS, et que si nous n'obtenions pas cela, il nous faudrait pour la première fois dans l'histoire du PG partir en campagne seuls.

Cela fut l'objet d'âpres débats dans le Rhône comme ailleurs. Nous étions nombreux en particulier au réseau jeunes à penser qu'il ne devait plus être question de cartel de partis avec des alliés qui redevenaient des satellites du PS dès qu'ils y avaient intérêt, mais d'autres camarades, notamment parmi les plus âgés, nous reprochaient de vouloir agir comme le NPA ; le conseil national du parti vota une résolution prenant acte de l'échec du Front de Gauche et proposant une nouvelle candidature de Jean-Luc Mélenchon à l'élection présidentielle de 2017, appuyée par un mouvement auquel pourraient adhérer des gens hors du PG. Un peu plus tard, en février 2016, peu avant que le mouvement contre la loi El-Khomri ne réveille l'opposition de gauche, Jean-Luc Mélenchon annonçait sa candidature et la création d'une organisation à laquelle pouvait se joindre quiconque voulait soutenir sa campagne sur la base des principes qui avaient déjà guidé le programme du Front de Gauche, sans qu'il n'y ait d'adhésion payante ou de structuration locale prédéfinie : la France Insoumise était née.

Cette fois, c'était sûr, c'était la fin d'une époque et le début d'une nouvelle.

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Conclusion

On le voit, le Front de Gauche n'aura finalement été qu'une étape dans la recomposition de la gauche française consécutivement au passage à droite puis à l'effondrement du PS, et peut-être la France Insoumise n'en est-elle elle-même qu'une autre qui trouvera tôt ou tard ses propres limites.

Toujours est-il que cette expérience à laquelle j'ai pris part au moment précis où elle plongeait dans l'abîme aura été instructive. Le Front de Gauche a été capable de progresser et d'incarner l'espoir de millions de travailleurs tant qu'il portait une ligne politique claire, la rupture avec le néolibéralisme imposé au moyen des traités européens ; dès lors que ses différentes composantes n'ont plus été d'accord sur l'attitude à tenir vis-à-vis du PS une fois celui-ci passé à droite au pouvoir, dès lors que les travailleurs ont pu avoir un doute sur le fait qu'il incarnait la rupture avec les politiques qu'ils subissaient, le Front de Gauche s'est mis à reculer avant de finalement exploser. C'est pour rétablir cette opposition univoque au néolibéralisme que Jean-Luc Mélenchon a créé la France Insoumise, afin d'avoir une base plus large que le PG pour l'incarner. L'union de la gauche, si on doit la souhaiter la plus large possible, ne peut se faire que sur la base d'un programme et d'une stratégie communes, qui doivent proposer la politique la plus radicale possible (et possible seulement, il ne peut être question de renouer avec les propositions inapplicables de l'extrême-gauche) pour suivre le mouvement de radicalisation des masses à la recherche d'une échappatoire en situation de crise du capitalisme.
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    Mordraal

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