Comme tout le monde, j’ai dit ce que je pensais de l’invasion russe de l’Ukraine. Mais se positionner est une chose facile, surtout quand on ne peut que ressentir de l’empathie et de la colère, essayer de comprendre ce qui se passe, et surtout essayer de comprendre les gens, en est une beaucoup plus difficile.
Je voudrais rappeler certaines choses qu’on oublie trop facilement, dans le jeu de miroirs des propagandes de guerre. Celles et ceux qui veulent juste chercher s’il s’agit d’un post pro-Poutine ou pro-OTAN pour savoir s’ils doivent être d’accord peuvent arrêter de lire et continuer à scroller, ça ne vous intéressera pas. Je voudrais qu’on prenne le temps d’essayer de comprendre ce qui se passe du point de vue des Ukrainiens de l’est et de l’ouest et de celui des Russes. Ça m’importe, parce que le sujet m’intéresse depuis longtemps. Plus exactement, j’ai commencé à m’y intéresser au moment de l’intervention russe en Ossétie du sud et en Abkhazie. Ça ne fait pas de moi un expert et je ne peux pas rendre la complexité de la situation : mais je peux au moins rappeler certains faits pour remettre les choses dans leur contexte. S’il y en a d’autres que ça intéresse, installez-vous bien avant de lire : ce sera un grand format.
Je voudrais rappeler certaines choses qu’on oublie trop facilement, dans le jeu de miroirs des propagandes de guerre. Celles et ceux qui veulent juste chercher s’il s’agit d’un post pro-Poutine ou pro-OTAN pour savoir s’ils doivent être d’accord peuvent arrêter de lire et continuer à scroller, ça ne vous intéressera pas. Je voudrais qu’on prenne le temps d’essayer de comprendre ce qui se passe du point de vue des Ukrainiens de l’est et de l’ouest et de celui des Russes. Ça m’importe, parce que le sujet m’intéresse depuis longtemps. Plus exactement, j’ai commencé à m’y intéresser au moment de l’intervention russe en Ossétie du sud et en Abkhazie. Ça ne fait pas de moi un expert et je ne peux pas rendre la complexité de la situation : mais je peux au moins rappeler certains faits pour remettre les choses dans leur contexte. S’il y en a d’autres que ça intéresse, installez-vous bien avant de lire : ce sera un grand format.
Manifestation pacifiste à Saint-Pétersbourg le 24 février 2022, image Reuters disponible à cette adresse : https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/des-dizaines-de-manifestants-contre-la-guerre-arretes-a-moscou-et-saint-petersbourg-8cb98f3e-9590-11ec-a598-cbc0ff532848
I/ Le peuple ukrainien existe-t-il ?
Commençons donc par le commencement. La propagande en faveur de Vladimir Poutine va jusqu’à remettre en cause la légitimité d’une Ukraine indépendante. Il a commencé son discours par louer les liens entre Russes et Ukrainiens, drôle de façon d’annoncer une guerre, avant de présenter l’existence de l’Ukraine comme la conséquence d’une longue suite d’erreurs commises par les communistes. Ces éléments de langage sont largement repris. Mais ses soutiens vont parfois plus loin : en France, Éric Zemmour a pris une position complètement barrée en allant jusqu’à affirmer que « L’Ukraine n’existe pas ». Ce qui place le candidat d’extrême-droite dans une situation contradictoire puisque suite à la déclaration de guerre, il a dit condamner « sans réserve » l’offensive russe : pourquoi la condamner, s’il pense vraiment que l’Ukraine n’a pas droit à l’existence comme pays ?
Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ?
On ne va pas refaire en détail l’histoire des territoires aujourd’hui regroupés dans le pays que l’on appelle l’Ukraine, mais l’idée d’une unité de la Russie et de l’Ukraine repose sur ceci : l’État que l’on appelle aujourd’hui la Russie est issu du pays que l’on appelait la Rus’ de Kiev, ou la Ruthénie, fondé au Moyen-Âge avec la colonisation normande de ces territoires parlant différentes langues slaves. Les princes de ce pays régnaient sur un territoire qui couvrait une partie de ceux des actuels États russe, ukrainien et biélorusse, avec donc l’actuelle capitale de l’Ukraine pour cœur, et le mot est resté pour désigner les habitants de l’actuelle Fédération de Russie. Évidemment, ça fait des Russes et des Ukrainiens des populations qui ont une histoire commune depuis longtemps, d’autant qu’une partie des habitants de l’actuelle République d’Ukraine parlent russe. Mais est-ce que cela signifie qu’ils sont voués à former le même pays pour l’éternité ? Évidemment non. Avec des arguments pareils, on pourrait dire que la France a été fondée par les Francs saliens auxquels elle doit son nom et est issu de la décomposition de l’Empire carolingien au moment du traité de Verdun pour dire qu’elle n’existe pas et que nous sommes allemands ! La raison pour laquelle Éric Zemmour n’est pas capable de comprendre cela est qu’il conçoit les nations comme des entités figées pour l’éternité en fonction de caractéristiques essentielles d’origine, de langue et de religion. Il y a bien un lien historique entre les Russes et les Ukrainiens, et c’est important pour comprendre la suite, mais ce lien ne les astreint pas à former un même peuple pour les siècles des siècles.
Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ?
On ne va pas refaire en détail l’histoire des territoires aujourd’hui regroupés dans le pays que l’on appelle l’Ukraine, mais l’idée d’une unité de la Russie et de l’Ukraine repose sur ceci : l’État que l’on appelle aujourd’hui la Russie est issu du pays que l’on appelait la Rus’ de Kiev, ou la Ruthénie, fondé au Moyen-Âge avec la colonisation normande de ces territoires parlant différentes langues slaves. Les princes de ce pays régnaient sur un territoire qui couvrait une partie de ceux des actuels États russe, ukrainien et biélorusse, avec donc l’actuelle capitale de l’Ukraine pour cœur, et le mot est resté pour désigner les habitants de l’actuelle Fédération de Russie. Évidemment, ça fait des Russes et des Ukrainiens des populations qui ont une histoire commune depuis longtemps, d’autant qu’une partie des habitants de l’actuelle République d’Ukraine parlent russe. Mais est-ce que cela signifie qu’ils sont voués à former le même pays pour l’éternité ? Évidemment non. Avec des arguments pareils, on pourrait dire que la France a été fondée par les Francs saliens auxquels elle doit son nom et est issu de la décomposition de l’Empire carolingien au moment du traité de Verdun pour dire qu’elle n’existe pas et que nous sommes allemands ! La raison pour laquelle Éric Zemmour n’est pas capable de comprendre cela est qu’il conçoit les nations comme des entités figées pour l’éternité en fonction de caractéristiques essentielles d’origine, de langue et de religion. Il y a bien un lien historique entre les Russes et les Ukrainiens, et c’est important pour comprendre la suite, mais ce lien ne les astreint pas à former un même peuple pour les siècles des siècles.
II/ Une histoire d'union et de tensions
D’autant plus que les ancêtres des Russes et des Ukrainiens ont très tôt mené des existences séparées, au fil des guerres qui ont ravagé la région : tandis que le régime qui allait devenir la Russie se libérait peu à peu de l’emprise des Mongols et se lançait dans des conquêtes pour à son tour devenir une grande puissance asiatique, le territoire de Kiev passait sous la domination d’un autre royaume slave, la Pologne, qui était alors unie à la Lituanie, tandis qu’une autre partie des territoires qui formeraient l’Ukraine se retrouvaient sous la coupe des Ottomans. C’est ensuite que l’Empire russe a repris ces territoires. Et ça n’a pas pris la forme de joyeuses retrouvailles : c’est Catherine II de Russie, poussée par la noblesse de son pays, qui a instauré le servage en Ukraine alors que les paysans ukrainiens jouissaient jusque-là d’une certaine liberté et propriété de leurs terres, tout comme les communautés villageoises avaient d’abord été brisées en Russie. Pour cette raison, si l’idée d’une unité entre Russes et Ukrainiens est très ancienne, l’image de la Russie comme synonyme d’oppression imposée du dehors a elle aussi des racines très anciennes en Ukraine. On ne comprend rien aux relations de ces peuples si on oublie cela.
Et ces contradictions ont continué à se développer après la Révolution russe. C’est là que l’Ukraine a été proclamée indépendante pour la première fois, lorsque, profitant de ce que l’étau dans lequel le Tsar avait enfermé les peuples de l’empire n’était plus, elle a revendiqué son indépendance : cela a fait l’objet d’un âpre débat chez les bolcheviks et leurs soutiens, tranché par Lénine qui a décidé de reconnaître son indépendance au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, arguant que l’internationalisme ne se confondait pas avec une haine de la nation. C’est une des choses que lui reprochait Rosa Luxemburg dans son texte inachevé « La révolution russe », craignant que cette indépendance ne permette à la bourgeoisie et à la noblesse de conserver le contrôle de l’Ukraine et ironisant sur le fait que Lénine s’était soucié du droit des peuples à prendre leurs propres décisions pour ce qui concernait l’indépendance de l’Ukraine alors même qu’il remettait aux calendes grecques la démocratie en Russie pour conduire la guerre. De fait, ça n’a pas empêché l’Ukraine de devenir l’un des champs de bataille entre les bolcheviks et leurs adversaires (à la fois les tsaristes et les mouvements de paysans) et d’être finalement intégrée à la jeune Union des Républiques Socialistes Soviétiques en tant que l’une des républiques fédérées. Là encore, les Ukrainiens et les Russes (comme les Géorgiens, les Kazakhs etc.) ont vécu une histoire commune, durant laquelle ils ont partagé des choses. Mais les Ukrainiens ont surtout vécu dans cette période l’une des pires horreurs du XXème siècle : ils ont été frappés de plein fouet par les grandes famines causées par la politique agricole délirante de Staline, qui a fait des millions de morts. Là encore, c’est un traumatisme qui a marqué les relations entre Russes et Ukrainiens. D’autant que le même Staline, pourtant Géorgien, menait une politique de répression culturelle à des fins de russification des minorités.
Les Ukrainiens ne sont évidemment pas restés passifs dans cette histoire. Pour eux comme pour d’autres républiques socialistes soviétiques, il y a eu des mouvements nationalistes tout au long de leur appartenance à l’URSS, réprimés par le pouvoir central. Et cela a eu de terribles conséquences pendant la seconde guerre mondiale : après la rupture du pacte de non-agression germano-soviétique, l’avancée des armées allemandes à l’est conduites par les nazis et emmenant avec elles des centaines de milliers de volontaires étrangers a pu compter sur des mouvements collaborationnistes massifs en Ukraine, en particulier le mouvement ultra-nationaliste et antisémite dirigé par Stepan Bandera ; leur rhétorique rencontrait le succès du fait que l’Allemagne pouvait être vue comme l’occasion de se libérer du carcan soviétique en espérant que les conquérants germaniques se montrent plus cléments. Or il ne s’agissait pas d’une guerre de conquête ordinaire : les nazis venaient pour exterminer les populations slaves, considérées comme une race inférieure dont les terres appartenaient de droit à leurs supérieurs aryens. Himmler et Rosenberg en étaient à se disputer pour savoir s’il fallait se lancer immédiatement dans des massacres tous azimuts ou d’abord s’appuyer sur certains peuples slaves contre d’autres puis laisser ceux survivants mourir de faim comme esclaves. Pour cette raison, les peuples d’Europe de l’est ont été contraints de s’unir pour survivre face aux exactions des nazis et de leurs alliés, même sous la férule de Staline. C’est l’une des raisons de la défaite de l’Allemagne, qui s’est jouée majoritairement à l’est. Là encore, cette importance de la collaboration ukrainienne a laissé des marques : l’idée d’une Ukraine se liguant avec une puissance étrangère au monde slave contre la Russie y a des racines, et la propagande de Vladimir Poutine s’appuie très consciemment sur ce cliché lorsqu’il désigne ses objectifs de guerre comme une « dénazification » de l’Ukraine -on y reviendra.
L’indépendance de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine a finalement été proclamée par ses dirigeants en août 1991, de concert avec plusieurs autres dont la Russie de Boris Eltsine, contraignant Mikhail Gorbatchev à démissionner, président d’un pays qui n’existait plus. Cela a permis à ceux des dirigeants soviétiques qui ont mené ce coup de force de démanteler le modèle social, ce qui leur a permis de s’accaparer à titre privé les moyens de production qui étaient jusque-là propriété collective de leurs États. Ce n’est que plusieurs mois après, en décembre dans le cas de l’Ukraine, qu’a été organisé un référendum pour acter l’indépendance. Je ne crois pas que la dissolution de l’URSS ait été une bonne chose : ce ne sont pas les revendications nationalistes qui faisaient l’objet de la contestation majeure mais la démocratie. D’autant plus qu’elle s’est faite avec des frontières qui étaient le fruit d’un partage bureaucratique -ça aussi, on y reviendra… Mais ce qui est fait est fait. Ça ne sert à rien de se complaire dans la nostalgie : depuis, le fossé entre les peuples n’a fait que se creuser, parce que tandis qu’Eltsine s’enfermait dans la répression pour faire accepter la catastrophe économique entraînée par le démantèlement de l’économie planifiée, puis que Poutine reprenait les rênes en profitant de la reconstruction économique construite sur les prix du gaz pour asseoir son pouvoir personnel, l’Ukraine, malgré l’instabilité et la corruption, a évolué vers un pluralisme politique sérieux, avec des élections libres. Pour cette raison, énormément d’Ukrainiens, surtout à l’ouest, pour celles et ceux qui n’ont pas le russe pour langue maternelle, n’ont absolument aucune envie de se retrouver à nouveau unis à une Russie qui a été synonyme d’oppression si souvent dans leur histoire. Ils en ont peur.
Et c’est ici qu’intervient l’OTAN.
Et ces contradictions ont continué à se développer après la Révolution russe. C’est là que l’Ukraine a été proclamée indépendante pour la première fois, lorsque, profitant de ce que l’étau dans lequel le Tsar avait enfermé les peuples de l’empire n’était plus, elle a revendiqué son indépendance : cela a fait l’objet d’un âpre débat chez les bolcheviks et leurs soutiens, tranché par Lénine qui a décidé de reconnaître son indépendance au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, arguant que l’internationalisme ne se confondait pas avec une haine de la nation. C’est une des choses que lui reprochait Rosa Luxemburg dans son texte inachevé « La révolution russe », craignant que cette indépendance ne permette à la bourgeoisie et à la noblesse de conserver le contrôle de l’Ukraine et ironisant sur le fait que Lénine s’était soucié du droit des peuples à prendre leurs propres décisions pour ce qui concernait l’indépendance de l’Ukraine alors même qu’il remettait aux calendes grecques la démocratie en Russie pour conduire la guerre. De fait, ça n’a pas empêché l’Ukraine de devenir l’un des champs de bataille entre les bolcheviks et leurs adversaires (à la fois les tsaristes et les mouvements de paysans) et d’être finalement intégrée à la jeune Union des Républiques Socialistes Soviétiques en tant que l’une des républiques fédérées. Là encore, les Ukrainiens et les Russes (comme les Géorgiens, les Kazakhs etc.) ont vécu une histoire commune, durant laquelle ils ont partagé des choses. Mais les Ukrainiens ont surtout vécu dans cette période l’une des pires horreurs du XXème siècle : ils ont été frappés de plein fouet par les grandes famines causées par la politique agricole délirante de Staline, qui a fait des millions de morts. Là encore, c’est un traumatisme qui a marqué les relations entre Russes et Ukrainiens. D’autant que le même Staline, pourtant Géorgien, menait une politique de répression culturelle à des fins de russification des minorités.
Les Ukrainiens ne sont évidemment pas restés passifs dans cette histoire. Pour eux comme pour d’autres républiques socialistes soviétiques, il y a eu des mouvements nationalistes tout au long de leur appartenance à l’URSS, réprimés par le pouvoir central. Et cela a eu de terribles conséquences pendant la seconde guerre mondiale : après la rupture du pacte de non-agression germano-soviétique, l’avancée des armées allemandes à l’est conduites par les nazis et emmenant avec elles des centaines de milliers de volontaires étrangers a pu compter sur des mouvements collaborationnistes massifs en Ukraine, en particulier le mouvement ultra-nationaliste et antisémite dirigé par Stepan Bandera ; leur rhétorique rencontrait le succès du fait que l’Allemagne pouvait être vue comme l’occasion de se libérer du carcan soviétique en espérant que les conquérants germaniques se montrent plus cléments. Or il ne s’agissait pas d’une guerre de conquête ordinaire : les nazis venaient pour exterminer les populations slaves, considérées comme une race inférieure dont les terres appartenaient de droit à leurs supérieurs aryens. Himmler et Rosenberg en étaient à se disputer pour savoir s’il fallait se lancer immédiatement dans des massacres tous azimuts ou d’abord s’appuyer sur certains peuples slaves contre d’autres puis laisser ceux survivants mourir de faim comme esclaves. Pour cette raison, les peuples d’Europe de l’est ont été contraints de s’unir pour survivre face aux exactions des nazis et de leurs alliés, même sous la férule de Staline. C’est l’une des raisons de la défaite de l’Allemagne, qui s’est jouée majoritairement à l’est. Là encore, cette importance de la collaboration ukrainienne a laissé des marques : l’idée d’une Ukraine se liguant avec une puissance étrangère au monde slave contre la Russie y a des racines, et la propagande de Vladimir Poutine s’appuie très consciemment sur ce cliché lorsqu’il désigne ses objectifs de guerre comme une « dénazification » de l’Ukraine -on y reviendra.
L’indépendance de la République Socialiste Soviétique d’Ukraine a finalement été proclamée par ses dirigeants en août 1991, de concert avec plusieurs autres dont la Russie de Boris Eltsine, contraignant Mikhail Gorbatchev à démissionner, président d’un pays qui n’existait plus. Cela a permis à ceux des dirigeants soviétiques qui ont mené ce coup de force de démanteler le modèle social, ce qui leur a permis de s’accaparer à titre privé les moyens de production qui étaient jusque-là propriété collective de leurs États. Ce n’est que plusieurs mois après, en décembre dans le cas de l’Ukraine, qu’a été organisé un référendum pour acter l’indépendance. Je ne crois pas que la dissolution de l’URSS ait été une bonne chose : ce ne sont pas les revendications nationalistes qui faisaient l’objet de la contestation majeure mais la démocratie. D’autant plus qu’elle s’est faite avec des frontières qui étaient le fruit d’un partage bureaucratique -ça aussi, on y reviendra… Mais ce qui est fait est fait. Ça ne sert à rien de se complaire dans la nostalgie : depuis, le fossé entre les peuples n’a fait que se creuser, parce que tandis qu’Eltsine s’enfermait dans la répression pour faire accepter la catastrophe économique entraînée par le démantèlement de l’économie planifiée, puis que Poutine reprenait les rênes en profitant de la reconstruction économique construite sur les prix du gaz pour asseoir son pouvoir personnel, l’Ukraine, malgré l’instabilité et la corruption, a évolué vers un pluralisme politique sérieux, avec des élections libres. Pour cette raison, énormément d’Ukrainiens, surtout à l’ouest, pour celles et ceux qui n’ont pas le russe pour langue maternelle, n’ont absolument aucune envie de se retrouver à nouveau unis à une Russie qui a été synonyme d’oppression si souvent dans leur histoire. Ils en ont peur.
Et c’est ici qu’intervient l’OTAN.
III/ Le rôle de l'OTAN
Qu’est-ce que l’OTAN ? Vous avez été en cours d’histoire-géo comme moi : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord est une alliance militaire constituée autour des États-Unis au début de la guerre froide contre l’Union Soviétique, qui après la seconde guerre mondiale a profité de sa victoire pour passer sous sa coupe l’Europe de l’est. Son fonctionnement impliquait à l’origine le soutien mutuel en cas d’attaque ennemie, mais aussi et surtout des bases militaires communes, dont des bases américaines en Europe. Face à elle, le bloc de l’est avait sa propre alliance militaire avec les mêmes objectifs, le Pacte de Varsovie. Je vous passe les psychodrames auxquels ça a donné lieu pendant la guerre froide, avec menaces d’installations de missiles et tout le bordel, et l’URSS intervenant de façon sanglante pour « normaliser » les pays de l’est tentés de chercher une voie démocratique vers le socialisme, ou pour contrer des soulèvements auxquels les États n’étaient pas en mesure de faire face (l’insurrection ouvrière de Berlin-est en 1953, encouragée par l’ouest). On a plusieurs fois risqué une escalade militaire qui aurait pu être gravissime et qui a été empêchée par l’acharnement des militants pacifistes d’est et d’ouest et des dirigeants politiques des deux cotés qui ont su faire preuve de responsabilité lorsqu’il le fallait.
Dans la deuxième moitié des années 80, un apaisement durable a commencé à s’installer. Le nouveau secrétaire général du Parti Communiste d’Union Soviétique, ne voulant plus recourir à la force et en perdant peu à peu les moyens alors que l’économie soviétique recommençait à se gripper après la croissance des années Khrouchtchev et Brejnev, a accepté un accord avec l’OTAN dont des documents déclassifiés donnent à présent la preuve : il renonçait à faire intervenir l’armée soviétique pour imposer ses vues à l’est, en échange de la promesse de l’OTAN qu’elle ne chercherait pas à s’étendre à l’est pour le cerner de bases américaines. C’est parce qu’il a fait ce choix de la confiance que la guerre froide a pu s’interrompre, que le cycle infernal où chaque pays installait ses alliés au pouvoir dans un pays, ses troupes et parfois ses missiles pour se protéger de l’autre a été rompu. Pour finir, les pays-satellites de l’URSS se détournant d’elle les uns après les autres, le Pacte de Varsovie a été dissous, puis, l’URSS elle-même a été dissoute, donc… sauf que l’OTAN est restée, elle. Ici, on arrive dans la partie de l’histoire dont traite l’article « Ukraine, pourquoi la crise » de David Teurtrie dans le Monde diplomatique de ce mois-ci.
Non seulement l’OTAN est restée, mais elle n’a pas tenu sa promesse de ne pas s’installer à l’est. L’OTAN a intégré la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque, les pays baltes et la Roumanie, se rapprochant de plus en plus de la Russie comme si elle voulait encore la traiter comme un ennemi à encercler. Les États-Unis ont trouvé pour cela un allié de poids avec la République Fédérale d’Allemagne, désireuse de retrouver ses relations avec les pays de l’est qui sont devenus la base de son impérialisme. Cet élargissement apparaît d’autant plus comme une menace pour la Russie lorsque l’OTAN intervient en Yougoslavie, violant le droit international : c’est là qu’il apparaît pour la première fois que l’OTAN n'est pas seulement une alliance défensive mais aussi offensive.
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a représenté un changement dans les relations entre l’OTAN et la Russie… dans un sens pro-occidental. Poutine accepte de retirer les soldats russes du Kosovo, l’installation de bases américaines en Asie centrale, et de fermer les siennes à Cuba. Ça change avec l’invasion américaine de l’Irak, des deux côtés : pour les États-Unis, voir la France de Jacques Chirac et l’Allemagne de Gerhard Schröder main dans la main avec Poutine pour s’opposer à la guerre, c’est la crainte d’un rapprochement entre l’Europe et la Russie sur leur dos ! L’ambiance ne s’arrange pas lorsque les États-Unis se retirent du traité Anti-Ballistic Missil, accord de désarmement nucléaire, et violent l’accord entre l’OTAN et la Russie en commençant à déployer de nouvelles installations militaires permanentes en Europe de l’est.
C’est en 2008 que la dynamique de la guerre froide reprend : à ce moment-là, l’Ukraine dirigée par son premier ministre Iouchtchenko et la Géorgie de Mikheil Saakachvili expriment à leur tour leur souhait d’adhérer à l’OTAN, bien que le projet rencontre apparemment une forte opposition en Ukraine à cette époque. Cette fois, Poutine, officiellement premier ministre du président Medvedev pour contourner la Constitution, viole à son tour le droit international en attaquant la Géorgie : il ne cherche pas à conquérir celle-ci mais intervient en appui de mouvements indépendantistes dans les régions d’Ossétie du sud et d’Abkhazie, pour les proclamer comme républiques. Lors des combats, les deux camps s’accusent réciproquement de crimes contre l’humanité. Presque aucun autre pays ne reconnaît ces régimes fantoches, mais la Russie sort vainqueure de la guerre, la Géorgie est incapable de reprendre ces territoires (elle l’est toujours à ce jour). Heureusement, l’escalade s’arrête ici : à la fin de l’année, l’OTAN refuse d’intégrer la Géorgie et l’Ukraine. En Ukraine, un autre premier ministre moins favorable à l’OTAN succède à Iouchtchenko, Ianoukovitch.
Vous voyez arriver la situation actuelle, n’est-ce pas ?
Dans la deuxième moitié des années 80, un apaisement durable a commencé à s’installer. Le nouveau secrétaire général du Parti Communiste d’Union Soviétique, ne voulant plus recourir à la force et en perdant peu à peu les moyens alors que l’économie soviétique recommençait à se gripper après la croissance des années Khrouchtchev et Brejnev, a accepté un accord avec l’OTAN dont des documents déclassifiés donnent à présent la preuve : il renonçait à faire intervenir l’armée soviétique pour imposer ses vues à l’est, en échange de la promesse de l’OTAN qu’elle ne chercherait pas à s’étendre à l’est pour le cerner de bases américaines. C’est parce qu’il a fait ce choix de la confiance que la guerre froide a pu s’interrompre, que le cycle infernal où chaque pays installait ses alliés au pouvoir dans un pays, ses troupes et parfois ses missiles pour se protéger de l’autre a été rompu. Pour finir, les pays-satellites de l’URSS se détournant d’elle les uns après les autres, le Pacte de Varsovie a été dissous, puis, l’URSS elle-même a été dissoute, donc… sauf que l’OTAN est restée, elle. Ici, on arrive dans la partie de l’histoire dont traite l’article « Ukraine, pourquoi la crise » de David Teurtrie dans le Monde diplomatique de ce mois-ci.
Non seulement l’OTAN est restée, mais elle n’a pas tenu sa promesse de ne pas s’installer à l’est. L’OTAN a intégré la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque, les pays baltes et la Roumanie, se rapprochant de plus en plus de la Russie comme si elle voulait encore la traiter comme un ennemi à encercler. Les États-Unis ont trouvé pour cela un allié de poids avec la République Fédérale d’Allemagne, désireuse de retrouver ses relations avec les pays de l’est qui sont devenus la base de son impérialisme. Cet élargissement apparaît d’autant plus comme une menace pour la Russie lorsque l’OTAN intervient en Yougoslavie, violant le droit international : c’est là qu’il apparaît pour la première fois que l’OTAN n'est pas seulement une alliance défensive mais aussi offensive.
L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a représenté un changement dans les relations entre l’OTAN et la Russie… dans un sens pro-occidental. Poutine accepte de retirer les soldats russes du Kosovo, l’installation de bases américaines en Asie centrale, et de fermer les siennes à Cuba. Ça change avec l’invasion américaine de l’Irak, des deux côtés : pour les États-Unis, voir la France de Jacques Chirac et l’Allemagne de Gerhard Schröder main dans la main avec Poutine pour s’opposer à la guerre, c’est la crainte d’un rapprochement entre l’Europe et la Russie sur leur dos ! L’ambiance ne s’arrange pas lorsque les États-Unis se retirent du traité Anti-Ballistic Missil, accord de désarmement nucléaire, et violent l’accord entre l’OTAN et la Russie en commençant à déployer de nouvelles installations militaires permanentes en Europe de l’est.
C’est en 2008 que la dynamique de la guerre froide reprend : à ce moment-là, l’Ukraine dirigée par son premier ministre Iouchtchenko et la Géorgie de Mikheil Saakachvili expriment à leur tour leur souhait d’adhérer à l’OTAN, bien que le projet rencontre apparemment une forte opposition en Ukraine à cette époque. Cette fois, Poutine, officiellement premier ministre du président Medvedev pour contourner la Constitution, viole à son tour le droit international en attaquant la Géorgie : il ne cherche pas à conquérir celle-ci mais intervient en appui de mouvements indépendantistes dans les régions d’Ossétie du sud et d’Abkhazie, pour les proclamer comme républiques. Lors des combats, les deux camps s’accusent réciproquement de crimes contre l’humanité. Presque aucun autre pays ne reconnaît ces régimes fantoches, mais la Russie sort vainqueure de la guerre, la Géorgie est incapable de reprendre ces territoires (elle l’est toujours à ce jour). Heureusement, l’escalade s’arrête ici : à la fin de l’année, l’OTAN refuse d’intégrer la Géorgie et l’Ukraine. En Ukraine, un autre premier ministre moins favorable à l’OTAN succède à Iouchtchenko, Ianoukovitch.
Vous voyez arriver la situation actuelle, n’est-ce pas ?
IV/ De la crise de Maidan à la guerre
Le conflit qui nous occupe remonte à 2013-2014. L’Ukraine négocie alors un traité de libre-échange avec l’Union Européenne, mais la question d’un autre accord avec la Russie est également posée. Ianoukovitch semble d’abord préférer se tourner vers l’UE, ce qui suscite l’enthousiasme en Ukraine de l’ouest : se rapprocher de l’UE, comme de l’OTAN, c’est une garantie contre la mainmise russe qui n’a jamais été très loin, et les Ukrainiens ont vu se reconstruire des pays d’Europe de l’est après la récession des années 90 dans l’UE, profitant de leur plus faible coût du travail. Finalement, Ianoukovitch renonce à ce traité, estimant l’accord avec la Russie plus profitable : cela entraîne des manifestations massives de protestation. Manifestations qui dégénèrent en affrontements armés : Ianoukovitch, appuyé par la Russie, a fait tirer à balles réelles pour réprimer le mouvement. Et face à lui, il y a des manifestants qui viennent aussi avec des objectifs violents : un puissant mouvement néonazi se revendiquant de Bandera s’est ancré en Ukraine de l’ouest alors que les nazis se convertissaient à l’idée de défendre une race blanche intégrant les Slaves plutôt qu’une supposée race aryenne -ce sont Svoboda et Secteur Droit. Il y a des morts, des deux côtés. Face à la colère populaire, justifiée, Ianoukovitch tombe ; à sa place est installé un gouvernement provisoire pro-occidental, qui comprenait des ministres de Svoboda, et auquel succédera celui, élu, de Porochenko. Fort heureusement, Svoboda et Secteur Droit ne représentaient pas grand-chose électoralement, de sorte que les néonazis n’ont pas pu rester au gouvernement. En revanche, l’accord de libre-échange est remis sur la table, la demande d’adhésion à l’OTAN est de nouveau revendiquée et un programme de politiques d’austérité convenant aux demandes du FMI est mis en place, incluant coupes dans la protection sociale et arrêt de subventions à la fourniture de gaz, ce qui signifiait augmentation des prix. Un autre changement est de nature culturelle : il est envisagé une loi pour imposer de parler ukrainien dans l’espace public, ce qui sera finalement voté en 2019 mais avec une application par étapes.
C’est ce revirement, qualifié par les uns de « révolution de Maidan » du nom de la place où avaient lieu les rassemblements (mais la classe dominante est restée en place, rassurez-vous) et par les autres de putsch (mais il y avait un réel mouvement populaire) qui met le feu aux poudres : le renversement d’un président démocratiquement élu (délégitimé ensuite par la répression, certes), les politiques d’austérité, les tensions créées avec la Russie, enfin la remise en cause de l’usage du russe, langue maternelle de certaines populations de l’est de l’Ukraine, tout cela déclenche à son tour une réaction populaire, cette fois à l’orient. Des manifestations de protestation commencent, où les gens brandissent drapeaux soviétiques, portraits de Lénine et même de Staline pour signifier leur refus de la rupture qui s’opère avec la Russie et la politique sociale qui s’annonce. Il y a des affrontements violents, notamment avec les néonazis. Ce qui s’est passé à Odessa en est un terrible exemple : après un combat entre des manifestations pro et anti-Maidan, une trentaine de manifestants hostiles à Maidan sont morts brûlés vifs dans la maison des syndicats où ils s’étaient réfugiés, des tirs de cocktails molotov ayant mis le feu au bâtiment (il a été discuté de savoir si les tirs étaient réciproques où s’ils étaient seulement le fait des pro-Maidan).
C’est dans ce contexte, donc, que la Russie a de nouveau violé les traités internationaux. Ses forces ont pénétré dans la péninsule russophone de Crimée, à l’est, territoire qui n’avait été associé que tardivement à l’Ukraine dans son histoire, et se sont emparés des bâtiments officiels. La Crimée est riche en gaz et ouvre sur la Mer Noire : évidemment, s’il y a bien un territoire de l’Ukraine que la Russie voulait reprendre, c’est celui-là. Poutine y a organisé un référendum qui, quelle surprise avec des soldats russes partout, a donné une majorité au rattachement de la Crimée à la Russie. Ai-je besoin de dire que ce référendum n’a aucune valeur ? Que sauf à vouloir que tout ne se règle qu’au rapport de forces, on fait les référendums avant et on entre dans un pays après si le résultat correspond, pas le contraire ? Toutefois, la déstabilisation de l’Ukraine ne s’arrête pas là : à l’est, toujours, dans le Donbass, les insurrections amènent deux territoires à faire sécession sous les noms de Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk. Le nom de « républiques populaires », associé à leurs premières déclarations de souveraineté donnant une primauté à la propriété collective sur la propriété privée, pourrait faire craindre qu’il s’agisse de dangereux communistes, et de fait, les deux républiques populaires ont envisagé d’exproprier les grands capitalistes : qu’on se rassure, elles n’en ont rien fait. Elles n’en ont rien fait parce que Poutine veillait au grain : il s’est assuré que ces provinces séparatistes restent sous contrôle de dirigeants à sa main, allant jusqu’à faire assassiner ceux qui ne lui convenaient pas pour faire prévaloir les éléments nationalistes et réactionnaires. En revanche, il n’a pas reconnu ces deux républiques à ce moment-là : sans doute l’espéraient-elles, pour que l’armée russe vienne à leur secours, mais voilà, l’industrie en difficulté du Donbass est beaucoup moins rentable que le gaz de Crimée.
C’est ainsi qu’a commencé à la guerre civile ukrainienne, qui dure encore aujourd’hui. Ne risquant pas un affrontement direct avec l’armée russe, contrairement à ce qui se passait en Crimée, Kiev a envoyé son armée, aidée des milices, tenter de reprendre le contrôle des territoires rebelles. Les agissements de Poutine ont évidemment été condamnés par le camp occidental. Après négociation avec François Hollande et Angela Merkel, la Russie a conclu avec les pays de l’OTAN les accords de Minsk : Poutine s’engageait à ne pas reconnaître les républiques populaires de Donetsk et Louhansk, et en échange, l’Ukraine devait cesser l’attaque contre elles et leur donner une large autonomie. Seulement voilà : l’Ukraine n’a pas respecté ces accords. Elle a continué à bombarder les séparatistes du Donbass, civils compris. Et ça n’a jamais cessé jusqu’à nos jours. La guerre a fait des milliers de morts et bien davantage encore de réfugiés. Les États-Unis ont refusé d’armer l’Ukraine dans ce conflit sous Barack Obama, mais ont fini par le faire sous Donald Trump.
Après cela, l’OTAN a de nouveau refusé d’intégrer l’Ukraine en 2018, à cause de l’opposition de la France. Ses statuts lui interdisent de toute façon d’accepter des États dont les frontières font l’objet d’un conflit.
Telle était la situation jusqu’à cette année, où la Russie s’est mise à masser des troupes aux frontières de l’Ukraine. C’était évidemment une menace. Et Poutine a fait connaître ses exigences. La première, c’était que l’OTAN annonce geler ses adhésions à l’est, qu’il ne serait plus jamais question d’intégrer l’Ukraine ou la Géorgie. La seconde, c’était le retrait de l’ensemble des armes nucléaires américaines présentes en Europe. Quand même, on doit se poser la question : ces deux revendications étaient-elles inacceptables ? Toujours est-il que malgré les tentatives de discussion, ces deux demandes ont été refusées et que Poutine a réagi comme on le sait, en reconnaissant maintenant les républiques du Donbass et en revendiquant pour elles des frontières qui dépassent largement les actuelles, puis en attaquant l’Ukraine, en se donnant pour objectif la démilitarisation et la « dénazification » de l’Ukraine -la seule chose à comprendre, évidemment, c’est qu’il veut se créer une zone-tampon et un gouvernement de l’Ukraine à sa main. Personne ne l’a obligé à faire ça, d’autant moins que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était pas à l’ordre du jour dans l’immédiat. Ses demandes pour garantir la sécurité de son pays contre un éventuel conflit armé étaient une chose, qu’il choisisse de lui-même déclencher un conflit armé en bombardant un pays en est une toute autre. Ses mains sont couvertes de sang, une fois encore (je n’ai pas parlé de sa politique intérieure, tout aussi gerbante…).
C’est ce revirement, qualifié par les uns de « révolution de Maidan » du nom de la place où avaient lieu les rassemblements (mais la classe dominante est restée en place, rassurez-vous) et par les autres de putsch (mais il y avait un réel mouvement populaire) qui met le feu aux poudres : le renversement d’un président démocratiquement élu (délégitimé ensuite par la répression, certes), les politiques d’austérité, les tensions créées avec la Russie, enfin la remise en cause de l’usage du russe, langue maternelle de certaines populations de l’est de l’Ukraine, tout cela déclenche à son tour une réaction populaire, cette fois à l’orient. Des manifestations de protestation commencent, où les gens brandissent drapeaux soviétiques, portraits de Lénine et même de Staline pour signifier leur refus de la rupture qui s’opère avec la Russie et la politique sociale qui s’annonce. Il y a des affrontements violents, notamment avec les néonazis. Ce qui s’est passé à Odessa en est un terrible exemple : après un combat entre des manifestations pro et anti-Maidan, une trentaine de manifestants hostiles à Maidan sont morts brûlés vifs dans la maison des syndicats où ils s’étaient réfugiés, des tirs de cocktails molotov ayant mis le feu au bâtiment (il a été discuté de savoir si les tirs étaient réciproques où s’ils étaient seulement le fait des pro-Maidan).
C’est dans ce contexte, donc, que la Russie a de nouveau violé les traités internationaux. Ses forces ont pénétré dans la péninsule russophone de Crimée, à l’est, territoire qui n’avait été associé que tardivement à l’Ukraine dans son histoire, et se sont emparés des bâtiments officiels. La Crimée est riche en gaz et ouvre sur la Mer Noire : évidemment, s’il y a bien un territoire de l’Ukraine que la Russie voulait reprendre, c’est celui-là. Poutine y a organisé un référendum qui, quelle surprise avec des soldats russes partout, a donné une majorité au rattachement de la Crimée à la Russie. Ai-je besoin de dire que ce référendum n’a aucune valeur ? Que sauf à vouloir que tout ne se règle qu’au rapport de forces, on fait les référendums avant et on entre dans un pays après si le résultat correspond, pas le contraire ? Toutefois, la déstabilisation de l’Ukraine ne s’arrête pas là : à l’est, toujours, dans le Donbass, les insurrections amènent deux territoires à faire sécession sous les noms de Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk. Le nom de « républiques populaires », associé à leurs premières déclarations de souveraineté donnant une primauté à la propriété collective sur la propriété privée, pourrait faire craindre qu’il s’agisse de dangereux communistes, et de fait, les deux républiques populaires ont envisagé d’exproprier les grands capitalistes : qu’on se rassure, elles n’en ont rien fait. Elles n’en ont rien fait parce que Poutine veillait au grain : il s’est assuré que ces provinces séparatistes restent sous contrôle de dirigeants à sa main, allant jusqu’à faire assassiner ceux qui ne lui convenaient pas pour faire prévaloir les éléments nationalistes et réactionnaires. En revanche, il n’a pas reconnu ces deux républiques à ce moment-là : sans doute l’espéraient-elles, pour que l’armée russe vienne à leur secours, mais voilà, l’industrie en difficulté du Donbass est beaucoup moins rentable que le gaz de Crimée.
C’est ainsi qu’a commencé à la guerre civile ukrainienne, qui dure encore aujourd’hui. Ne risquant pas un affrontement direct avec l’armée russe, contrairement à ce qui se passait en Crimée, Kiev a envoyé son armée, aidée des milices, tenter de reprendre le contrôle des territoires rebelles. Les agissements de Poutine ont évidemment été condamnés par le camp occidental. Après négociation avec François Hollande et Angela Merkel, la Russie a conclu avec les pays de l’OTAN les accords de Minsk : Poutine s’engageait à ne pas reconnaître les républiques populaires de Donetsk et Louhansk, et en échange, l’Ukraine devait cesser l’attaque contre elles et leur donner une large autonomie. Seulement voilà : l’Ukraine n’a pas respecté ces accords. Elle a continué à bombarder les séparatistes du Donbass, civils compris. Et ça n’a jamais cessé jusqu’à nos jours. La guerre a fait des milliers de morts et bien davantage encore de réfugiés. Les États-Unis ont refusé d’armer l’Ukraine dans ce conflit sous Barack Obama, mais ont fini par le faire sous Donald Trump.
Après cela, l’OTAN a de nouveau refusé d’intégrer l’Ukraine en 2018, à cause de l’opposition de la France. Ses statuts lui interdisent de toute façon d’accepter des États dont les frontières font l’objet d’un conflit.
Telle était la situation jusqu’à cette année, où la Russie s’est mise à masser des troupes aux frontières de l’Ukraine. C’était évidemment une menace. Et Poutine a fait connaître ses exigences. La première, c’était que l’OTAN annonce geler ses adhésions à l’est, qu’il ne serait plus jamais question d’intégrer l’Ukraine ou la Géorgie. La seconde, c’était le retrait de l’ensemble des armes nucléaires américaines présentes en Europe. Quand même, on doit se poser la question : ces deux revendications étaient-elles inacceptables ? Toujours est-il que malgré les tentatives de discussion, ces deux demandes ont été refusées et que Poutine a réagi comme on le sait, en reconnaissant maintenant les républiques du Donbass et en revendiquant pour elles des frontières qui dépassent largement les actuelles, puis en attaquant l’Ukraine, en se donnant pour objectif la démilitarisation et la « dénazification » de l’Ukraine -la seule chose à comprendre, évidemment, c’est qu’il veut se créer une zone-tampon et un gouvernement de l’Ukraine à sa main. Personne ne l’a obligé à faire ça, d’autant moins que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était pas à l’ordre du jour dans l’immédiat. Ses demandes pour garantir la sécurité de son pays contre un éventuel conflit armé étaient une chose, qu’il choisisse de lui-même déclencher un conflit armé en bombardant un pays en est une toute autre. Ses mains sont couvertes de sang, une fois encore (je n’ai pas parlé de sa politique intérieure, tout aussi gerbante…).
Conclusion
Les Russes et les Ukrainiens sont et resteront des peuples différents. Le refus de revenir sous le giron russe en Ukraine, en tout cas en Ukraine de l’ouest, est réel et massif, solidement ancré tant par le passé que par l’attitude de Poutine aujourd’hui. C’est une ineptie et une infamie de réduire ce refus à l’extrême-droite. Spécialement aujourd’hui, alors que l’Ukraine a un premier ministre d’origine juive. Par conséquent, le peuple ukrainien a droit a la souveraineté. Il ne sert à rien ni de nier le mouvement populaire qui a conduit à Maidan, contrairement à la rhétorique de Poutine sur les « révolutions de couleurs », ni de nier celui qui a conduit à la sécession du Donbass et a facilité la tâche de Poutine en Crimée : les gens qui ont formé ces deux mouvements ne sont ni des agents de la CIA ni du FSB mais tout simplement des Ukrainiens sincèrement inquiets et rêvant de choses opposées. J’espère avoir aidé à comprendre pourquoi l’idée d’adhérer à l’OTAN et à l’UE est si populaire chez les Ukrainiens : parce que pour eux, ce serait la meilleure garantie contre une rechute sous la coupe de leur puissant voisin. Je suis contre cette idée, mais je les comprends. J’espère aussi avoir aidé à comprendre pourquoi Poutine a pu si longtemps agir avec un certain soutien ou au moins la passivité de la population russe : parce que les Russes, de leur côté, ont vu leur pays s’effondrer économiquement en même temps que l’OTAN commençait à le cerner, qu’ils se rappellent que les pays autrefois sous leur domination et spécialement l’Ukraine peuvent se retourner contre eux ; voir Poutine réagir contre cette situation tandis que leur économie se redressait a pu leur donner l’impression qu’il les protégeait. Je condamne cette politique depuis que j’ai seize ans, depuis l’Ossétie du sud, mais j’arrive à comprendre un peu aussi. Enfin, je comprends les révoltés du Donbass avec ce qui se goupillait à l’ouest, enfin une partie d’entre eux, mais Poutine a déjà montré qu’ils n’étaient qu’un instrument pour lui et qu’il ne leur offrirait aucune émancipation.
On ne sortira pas de cette histoire par une niaiserie du genre « Les torts sont partagés » ou un « ni-ni » qui n’ouvre aucune perspective positive. Poutine est l’agresseur, il est responsable de ce qui se passe ; il faut le condamner, quels que soient les torts de l’OTAN ; et l’Ukraine est souveraine. Et si je pense que les sanctions économiques ou l’armement de l’Ukraine (décidé aujourd’hui par l’Allemagne et la France) n’arrêteront pas Poutine, je ne crois en revanche pas à une annexion de l’Ukraine. Ce n’est pas l’objectif qu’il s’est donné, n’en déplaise à Zemmour, et pour cause : s’il lui est facile d’envahir l’Ukraine, ce serait en revanche très coûteux pour lui de la garder sous son contrôle pendant des années alors que la Russie est sincèrement détestée à l’ouest, il risquerait un enlisement comparable à celui qu’ont plusieurs fois connu les États-Unis. Les Russes pourraient d’autant plus lui en demander des comptes que son armée est une armée de conscrits et qu’il a perdu en popularité notamment en s’attaquant aux retraites des Russes. Ni lui ni quiconque ne règlera cela sans qu’enfin, on se mette d’accord internationalement et sous contrôle international (pas comme les traités violés de toute part jusqu’ici…) sur les territoires réclamant leur indépendance, jusqu’où va l’OTAN et à quoi elle sert maintenant qu’il n’y a plus d’URSS. Et, s’il vous plaît : les gens qui comme moi sont indignés par le bombardement de l’Ukraine, n’oubliez pas non plus le Donbass. Il ne s’agit pas de renvoyer dos à dos mais simplement de ne pas oublier que ses habitants sont là, eux aussi, et qu’eux aussi, ils ont droit à notre empathie et ont besoin d’une solution, d’une solution autre que faire confiance à l’Ukraine pour appliquer les accords de Minsk.
Ah, j’ai essayé de seulement exposer les faits et comment ils sont connectés au présent et je n’ai toujours suivi cela qu’indirectement mais tout de même, cela m’affecte. C’est le souvenir d’années d’empathie, d’indignation et de crainte au fil des évènements, et pas toujours pour les mêmes camps. Je veux finir sur une note d’espoir, qui me touche : les manifestations massives en Russie contre la guerre, malgré la répression qui a conduit à des arrestations tout aussi massives, malgré tout ce que je viens de dire sur les défiances entre Russes et Ukrainiens qui se nourrissent l’une l’autre, malgré le fait que le Parti Communiste de la Fédération de Russie, principal groupe d’opposition à la Douma, soutienne la guerre à plein tube. Je crois que c’est rare, un peuple qui s’indigne ainsi dès les premiers jours d’une guerre, lorsque la peur pour les combattants de son peuple ou pour soi-même et l’ivresse guerrière sont à leur comble. Ça montre qu’il y a toujours quelque chose à faire et que les gens en valent la peine. La peine qu’on se batte pour obliger à déposer les armes.
On ne sortira pas de cette histoire par une niaiserie du genre « Les torts sont partagés » ou un « ni-ni » qui n’ouvre aucune perspective positive. Poutine est l’agresseur, il est responsable de ce qui se passe ; il faut le condamner, quels que soient les torts de l’OTAN ; et l’Ukraine est souveraine. Et si je pense que les sanctions économiques ou l’armement de l’Ukraine (décidé aujourd’hui par l’Allemagne et la France) n’arrêteront pas Poutine, je ne crois en revanche pas à une annexion de l’Ukraine. Ce n’est pas l’objectif qu’il s’est donné, n’en déplaise à Zemmour, et pour cause : s’il lui est facile d’envahir l’Ukraine, ce serait en revanche très coûteux pour lui de la garder sous son contrôle pendant des années alors que la Russie est sincèrement détestée à l’ouest, il risquerait un enlisement comparable à celui qu’ont plusieurs fois connu les États-Unis. Les Russes pourraient d’autant plus lui en demander des comptes que son armée est une armée de conscrits et qu’il a perdu en popularité notamment en s’attaquant aux retraites des Russes. Ni lui ni quiconque ne règlera cela sans qu’enfin, on se mette d’accord internationalement et sous contrôle international (pas comme les traités violés de toute part jusqu’ici…) sur les territoires réclamant leur indépendance, jusqu’où va l’OTAN et à quoi elle sert maintenant qu’il n’y a plus d’URSS. Et, s’il vous plaît : les gens qui comme moi sont indignés par le bombardement de l’Ukraine, n’oubliez pas non plus le Donbass. Il ne s’agit pas de renvoyer dos à dos mais simplement de ne pas oublier que ses habitants sont là, eux aussi, et qu’eux aussi, ils ont droit à notre empathie et ont besoin d’une solution, d’une solution autre que faire confiance à l’Ukraine pour appliquer les accords de Minsk.
Ah, j’ai essayé de seulement exposer les faits et comment ils sont connectés au présent et je n’ai toujours suivi cela qu’indirectement mais tout de même, cela m’affecte. C’est le souvenir d’années d’empathie, d’indignation et de crainte au fil des évènements, et pas toujours pour les mêmes camps. Je veux finir sur une note d’espoir, qui me touche : les manifestations massives en Russie contre la guerre, malgré la répression qui a conduit à des arrestations tout aussi massives, malgré tout ce que je viens de dire sur les défiances entre Russes et Ukrainiens qui se nourrissent l’une l’autre, malgré le fait que le Parti Communiste de la Fédération de Russie, principal groupe d’opposition à la Douma, soutienne la guerre à plein tube. Je crois que c’est rare, un peuple qui s’indigne ainsi dès les premiers jours d’une guerre, lorsque la peur pour les combattants de son peuple ou pour soi-même et l’ivresse guerrière sont à leur comble. Ça montre qu’il y a toujours quelque chose à faire et que les gens en valent la peine. La peine qu’on se batte pour obliger à déposer les armes.