La couverture du livre Sondages : Souriez, vous êtes manipulés, paru aux éditions Bruno Leprince en 2011, image disponible sur le site de l'éditeur : https://www.bruno-leprince.fr/politique-a-gauche/21-sondages-souriez-vous-etes-manipules-9782916333922.html
C'est devenu un petit rituel sur les réseaux sociaux : un quidam partage un sondage en précisant "Attention, c'est juste un sondage, mais...". Moins précautionneux, les journalistes des grandes rédactions les relayent fréquemment à grands coups de "75% des Français pensent que...", et surtout, nos politiciens et politiciennes se font un plaisir d'indiquer que "l'opinion publique" est de leur côté lorsqu'un sondage va dans leur sens, tout en déclarant évidemment ne pas y croire lorsqu'il ne les arrange pas ! Il ne suffit pourtant pas de se méfier des sondages, surtout lorsque cette méfiance est à géométrie variable : il faut savoir quels sont leurs biais pour comprendre quels problèmes ils posent exactement. Or les problèmes que posent les sondages d'opinion ne se limitent pas à "Ce n'est pas fiable à 100%" comme semblent le croire beaucoup de gens.
Il existe de nombreux textes en sciences sociales sur le sujet, à commencer par le célèbre article de Pierre Bourdieu "L'opinion publique n'existe pas" (disponible ici) ou les travaux de Patrick Champagne, Alain Garrigou... Le mieux est évidemment de les lire, mais ici, nous essayerons de synthétiser les principaux arguments qui font qu'un sondage d'opinion n'est pas seulement approximatif mais globalement biaisé. Précisons d'emblée que cet article porte bien sur les sondages d'opinion, pas sur les enquêtes d'intentions de vote (qui posent des problèmes aussi, mais d'autres) ni sur les enquêtes par questionnaires qui sont utilisées en sciences sociales. Ce sont ces fameux "80% des Français pensent que...", "40% des Français sont pour..." dont on nous rebat les oreilles dans les médias dominants, généralement pour donner une légitimité démocratique à certaines politiques hors-élections, qui sont visées ici : est-ce que, vraiment, les sondages sont un instrument scientifique pour établir ce que pense la population de telle ou telle question ?
Il existe de nombreux textes en sciences sociales sur le sujet, à commencer par le célèbre article de Pierre Bourdieu "L'opinion publique n'existe pas" (disponible ici) ou les travaux de Patrick Champagne, Alain Garrigou... Le mieux est évidemment de les lire, mais ici, nous essayerons de synthétiser les principaux arguments qui font qu'un sondage d'opinion n'est pas seulement approximatif mais globalement biaisé. Précisons d'emblée que cet article porte bien sur les sondages d'opinion, pas sur les enquêtes d'intentions de vote (qui posent des problèmes aussi, mais d'autres) ni sur les enquêtes par questionnaires qui sont utilisées en sciences sociales. Ce sont ces fameux "80% des Français pensent que...", "40% des Français sont pour..." dont on nous rebat les oreilles dans les médias dominants, généralement pour donner une légitimité démocratique à certaines politiques hors-élections, qui sont visées ici : est-ce que, vraiment, les sondages sont un instrument scientifique pour établir ce que pense la population de telle ou telle question ?
1/ Qui pose les questions ?
Le premier problème que posent les sondages d'opinion est le suivant : certes, on a demandé à des gens ce qu'ils pensaient de ceci ou cela, mais... qui a décidé de leur poser cette question ? que c'était cette question-là qui se posait et pas une autre ? La fameuse "opinion publique" ne répond qu'aux questions qu'on lui pose ! Qui décide de demander à un échantillon de deux mille personnes s'ils sont pour ou contre "réduire les dépenses publiques" plutôt que s'ils sont pour ou contre "augmenter les moyens des services publics" ? On ne saura jamais ce que les sondés auraient répondu à une question qui n'a pas été posée. Ceux qui décident quelle question se pose ou non, ce sont tout simplement les commanditaires du sondage : publicitaires (mais ce ne sont pas eux qui nous intéressent ici), journalistes (aux ordres des actionnaires de leurs médias), hommes et femmes politiques, ainsi que certains universitaires (le tristement célèbre CEVIPOF en science politique...). C'est à dire des gens en situation dominante dans notre société. C'est pourquoi vous ne verrez sans doute jamais de sondage "Faut-il brûler les journalistes ?" !
Non seulement cela signifie que nous ne décidons pas quelle question se pose ou non, mais cela signifie aussi que les sondages ne mesurent pas une opinion dans la population : ils la fabriquent. En effet, qui nous dit que, avant qu'un journaliste n'ait eu l'idée de commander un sondage sur la question "Êtes-vous pour ou contre la réduction des dépenses publiques ?", les sondés se la sont posés eux-mêmes ? Surtout si, comme cela arrive, le sondage ne leur laisse même pas la possibilité de répondre qu'ils n'ont pas d'opinion : dès lors, les sondés ont des chances de répondre uniquement pour se débarrasser du sondeur ! Et encore, il s'agit là d'une question souvent débattue dans les médias : mais, lorsqu'on s'amuse à demander à des gens s'ils croient à telle ou telle théorie du complot alors que le même sondage indique qu'ils n'en connaissaient pas l'existence avant le sondage, comme l'a fait un sondage IFOP commandé par Le Monde et Libération, comment peut-on encore prétendre mesurer quoi que ce soit ? Si les sondés répondent à une question sur laquelle ils n'avaient peut-être pas d'opinion avant que le sondeur ne la leur pose, le sondage fabrique ce qu'il prétend mesurer. C'est un effet bien connu en sciences sociales qu'on appelle l'imposition de problématique, qui nécessite des précautions de la part des chercheurs, mais les journalistes n'en ont cure. Et pour cause : ça ne coûte pas cher et ça se vend.
Non seulement cela signifie que nous ne décidons pas quelle question se pose ou non, mais cela signifie aussi que les sondages ne mesurent pas une opinion dans la population : ils la fabriquent. En effet, qui nous dit que, avant qu'un journaliste n'ait eu l'idée de commander un sondage sur la question "Êtes-vous pour ou contre la réduction des dépenses publiques ?", les sondés se la sont posés eux-mêmes ? Surtout si, comme cela arrive, le sondage ne leur laisse même pas la possibilité de répondre qu'ils n'ont pas d'opinion : dès lors, les sondés ont des chances de répondre uniquement pour se débarrasser du sondeur ! Et encore, il s'agit là d'une question souvent débattue dans les médias : mais, lorsqu'on s'amuse à demander à des gens s'ils croient à telle ou telle théorie du complot alors que le même sondage indique qu'ils n'en connaissaient pas l'existence avant le sondage, comme l'a fait un sondage IFOP commandé par Le Monde et Libération, comment peut-on encore prétendre mesurer quoi que ce soit ? Si les sondés répondent à une question sur laquelle ils n'avaient peut-être pas d'opinion avant que le sondeur ne la leur pose, le sondage fabrique ce qu'il prétend mesurer. C'est un effet bien connu en sciences sociales qu'on appelle l'imposition de problématique, qui nécessite des précautions de la part des chercheurs, mais les journalistes n'en ont cure. Et pour cause : ça ne coûte pas cher et ça se vend.
2/ Qui répond aux questions ?
Le problème est connu : les gens répondent plus ou moins aux sondages en fonction de leurs caractéristiques sociales, il y a notamment un écart important en fonction du niveau de diplôme, de sorte qu'on risque d'avoir une sur-représentation de certaines catégories sociales qui donne un résultat déformé (mettons que les diplômés soient plus favorables à telle réforme que les non-diplômés mais que les non-diplômés répondent moins : vous imaginez facilement le problème !). Bien sûr, les instituts de sondage invoquent la fameuse "méthode des quotas" pour pallier à ce problème, mais elle ne repose que sur des découpages grossiers réalisés à partir des catégories de l'INSEE (qui ne sont pas scientifiques, soit dit en passant), insuffisantes à court-circuiter tous les facteurs sociaux.
Ceci sans même parler de la représentativité quantitative, qui devient assez problématique quand l'échantillon ne fait même pas mille personnes comme cela arrive quelquefois, surtout si on interroge des sous-groupes à l'intérieur (imaginez que l'échantillon global fasse mille personnes et qu'ensuite, on pose une question seulement aux musulmans en son sein : il ne va plus rester grand monde !).
Ceci sans même parler de la représentativité quantitative, qui devient assez problématique quand l'échantillon ne fait même pas mille personnes comme cela arrive quelquefois, surtout si on interroge des sous-groupes à l'intérieur (imaginez que l'échantillon global fasse mille personnes et qu'ensuite, on pose une question seulement aux musulmans en son sein : il ne va plus rester grand monde !).
3/ Qui interprète les réponses ?
On retrouve évidemment le même problème à l'étage suivant : une fois que nous avons posé notre question et que des gens y ont répondu, qui va décider ce que veulent dire leurs réponses ? Car le moins qu'on puisse dire, c'est que les journalistes et le personnel politique n'y vont pas de main morte pour interpréter un simple "oui" ou "non" : si je reprends l'exemple de la question "Êtes-vous pour ou contre la réduction des dépenses publiques ?" et que la réponse est majoritairement "Oui", il peut tout à fait arriver qu'un journaliste ou un politicien l'invoque pour déclarer que c'est la preuve que les Français sont pour réduire les moyens de l'Éducation nationale ou des hôpitaux alors que les sondés pensaient peut-être à réduire les moyens de l'armée, les subventions aux entreprises ou même... les indemnités de nos élus et les aides à la presse ! Mais voilà : encore une fois, ce sont ceux qui ont accès aux médias qui ont les moyens de dire que telle réponse à tel sondage veut dire ceci et non pas cela, et tant pis si cela permet des extrapolations malhonnêtes.
Ça tombe mal : une réponse aussi floue qu'un "oui" ou un "non" agrège tout et n'importe quoi. Tout le monde ne comprend pas une question de la même façon. Entre celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait qu'il fallait réduire les moyens de tel service public, celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait qu'il fallait réduire ceux de tel autre service public, celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait que quelques personnages privilégiés coûtaient trop cher et celui qui a répondu "oui" au hasard lorsque le sondeur lui a posé la question parce qu'il ne se l'est jamais posée lui-même, il y a un monde... Qu'importe, le commanditaire du sondage les fera parler d'une voix unique qui est en réalité la sienne, dans un parfait numéro de ventriloque.
Ça tombe mal : une réponse aussi floue qu'un "oui" ou un "non" agrège tout et n'importe quoi. Tout le monde ne comprend pas une question de la même façon. Entre celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait qu'il fallait réduire les moyens de tel service public, celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait qu'il fallait réduire ceux de tel autre service public, celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait que quelques personnages privilégiés coûtaient trop cher et celui qui a répondu "oui" au hasard lorsque le sondeur lui a posé la question parce qu'il ne se l'est jamais posée lui-même, il y a un monde... Qu'importe, le commanditaire du sondage les fera parler d'une voix unique qui est en réalité la sienne, dans un parfait numéro de ventriloque.
4/ Comment sont formulées les questions ?
Et ce n'est malheureusement pas tout ! Car il est très facile de formuler une question de telle manière à ce qu'elle sous-entende déjà la réponse : si je demande "Êtes-vous pour ou contre la réduction des dépenses publiques ?", votre réponse ne sera pas forcément la même que si je demande "Êtes-vous pour ou contre réduire les moyens des services publics ?" !
On peut aussi poser des questions très fermées, par exemple "Craignez-vous un mouvement social de masse en France ?". Avec une telle formulation, vous pouvez dire que oui, vous le craignez ou vous pouvez dire que non, vous ne pensez pas que cela arrivera, mais vous ne pouvez pas dire que vous l'espérez ! La question sous-entend déjà que le mouvement social ne peut être qu'une mauvaise chose pour vous. On peut aussi, comme l'avait fait un sondage pour Le Monde il y a quelques années dénoncé par Acrimed, amalgamer deux réponses qui ne vont pas forcément ensemble : le journal demandait alors aux enquêtés s'ils croyaient que ce n'était pas le gouvernement qui dirigeait réellement le pays et si "on" ne savait pas qui "tire les ficelles", alors qu'on peut très bien répondre "oui" à la première proposition et "non" à la deuxième : ici, ce qu'impliquait la question, c'est que quiconque ne croit pas que le gouvernement soit le seul pouvoir réel est complotiste.
On peut aussi poser des questions très fermées, par exemple "Craignez-vous un mouvement social de masse en France ?". Avec une telle formulation, vous pouvez dire que oui, vous le craignez ou vous pouvez dire que non, vous ne pensez pas que cela arrivera, mais vous ne pouvez pas dire que vous l'espérez ! La question sous-entend déjà que le mouvement social ne peut être qu'une mauvaise chose pour vous. On peut aussi, comme l'avait fait un sondage pour Le Monde il y a quelques années dénoncé par Acrimed, amalgamer deux réponses qui ne vont pas forcément ensemble : le journal demandait alors aux enquêtés s'ils croyaient que ce n'était pas le gouvernement qui dirigeait réellement le pays et si "on" ne savait pas qui "tire les ficelles", alors qu'on peut très bien répondre "oui" à la première proposition et "non" à la deuxième : ici, ce qu'impliquait la question, c'est que quiconque ne croit pas que le gouvernement soit le seul pouvoir réel est complotiste.
Conclusion
Le sondage d'opinion n'est donc pas seulement un instrument imprécis : c'est une entreprise de manipulation massive, dans lequel des personnages qui détiennent un pouvoir dans le champ médiatique ou dans le champ politique décident que telle question se pose et qu'il faut la poser avec cette formulation, à laquelle répondent des gens qui ne sont socialement pas représentatifs de la population dans son ensemble et qui peuvent très bien ne jamais s'y être intéressés avant qu'elle ne leur soit posée, et leurs réponses sont ensuite interprétées de manière globalisante dans les médias par celui qui a commandé le sondage. Le sondage ne mesure pas une opinion qui existe dans la population française, il la fabrique pour les intérêts d'un commanditaire et suivant la forme voulue par celui-ci. Et lorsque l'on parle de manipulation, attention, il n'est pas rare que politiciens et journalistes y croient eux-mêmes ! Ce qui rend d'autant plus urgent de dénoncer cette dangereuse fumisterie qui empoisonne la politique.
Et pour changer de Bourdieu, on conclura sur le célèbre mot de Coluche : "Les sondages, c'est pour que les gens sachent ce qu'ils pensent !"
Et pour changer de Bourdieu, on conclura sur le célèbre mot de Coluche : "Les sondages, c'est pour que les gens sachent ce qu'ils pensent !"