Il existe de nombreux textes en sciences sociales sur le sujet, à commencer par le célèbre article de Pierre Bourdieu "L'opinion publique n'existe pas" (disponible ici) ou les travaux de Patrick Champagne, Alain Garrigou... Le mieux est évidemment de les lire, mais ici, nous essayerons de synthétiser les principaux arguments qui font qu'un sondage d'opinion n'est pas seulement approximatif mais globalement biaisé. Précisons d'emblée que cet article porte bien sur les sondages d'opinion, pas sur les enquêtes d'intentions de vote (qui posent des problèmes aussi, mais d'autres) ni sur les enquêtes par questionnaires qui sont utilisées en sciences sociales. Ce sont ces fameux "80% des Français pensent que...", "40% des Français sont pour..." dont on nous rebat les oreilles dans les médias dominants, généralement pour donner une légitimité démocratique à certaines politiques hors-élections, qui sont visées ici : est-ce que, vraiment, les sondages sont un instrument scientifique pour établir ce que pense la population de telle ou telle question ?
1/ Qui pose les questions ?
Non seulement cela signifie que nous ne décidons pas quelle question se pose ou non, mais cela signifie aussi que les sondages ne mesurent pas une opinion dans la population : ils la fabriquent. En effet, qui nous dit que, avant qu'un journaliste n'ait eu l'idée de commander un sondage sur la question "Êtes-vous pour ou contre la réduction des dépenses publiques ?", les sondés se la sont posés eux-mêmes ? Surtout si, comme cela arrive, le sondage ne leur laisse même pas la possibilité de répondre qu'ils n'ont pas d'opinion : dès lors, les sondés ont des chances de répondre uniquement pour se débarrasser du sondeur ! Et encore, il s'agit là d'une question souvent débattue dans les médias : mais, lorsqu'on s'amuse à demander à des gens s'ils croient à telle ou telle théorie du complot alors que le même sondage indique qu'ils n'en connaissaient pas l'existence avant le sondage, comme l'a fait un sondage IFOP commandé par Le Monde et Libération, comment peut-on encore prétendre mesurer quoi que ce soit ? Si les sondés répondent à une question sur laquelle ils n'avaient peut-être pas d'opinion avant que le sondeur ne la leur pose, le sondage fabrique ce qu'il prétend mesurer. C'est un effet bien connu en sciences sociales qu'on appelle l'imposition de problématique, qui nécessite des précautions de la part des chercheurs, mais les journalistes n'en ont cure. Et pour cause : ça ne coûte pas cher et ça se vend.
2/ Qui répond aux questions ?
Ceci sans même parler de la représentativité quantitative, qui devient assez problématique quand l'échantillon ne fait même pas mille personnes comme cela arrive quelquefois, surtout si on interroge des sous-groupes à l'intérieur (imaginez que l'échantillon global fasse mille personnes et qu'ensuite, on pose une question seulement aux musulmans en son sein : il ne va plus rester grand monde !).
3/ Qui interprète les réponses ?
Ça tombe mal : une réponse aussi floue qu'un "oui" ou un "non" agrège tout et n'importe quoi. Tout le monde ne comprend pas une question de la même façon. Entre celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait qu'il fallait réduire les moyens de tel service public, celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait qu'il fallait réduire ceux de tel autre service public, celui qui a répondu "oui" parce qu'il pensait que quelques personnages privilégiés coûtaient trop cher et celui qui a répondu "oui" au hasard lorsque le sondeur lui a posé la question parce qu'il ne se l'est jamais posée lui-même, il y a un monde... Qu'importe, le commanditaire du sondage les fera parler d'une voix unique qui est en réalité la sienne, dans un parfait numéro de ventriloque.
4/ Comment sont formulées les questions ?
On peut aussi poser des questions très fermées, par exemple "Craignez-vous un mouvement social de masse en France ?". Avec une telle formulation, vous pouvez dire que oui, vous le craignez ou vous pouvez dire que non, vous ne pensez pas que cela arrivera, mais vous ne pouvez pas dire que vous l'espérez ! La question sous-entend déjà que le mouvement social ne peut être qu'une mauvaise chose pour vous. On peut aussi, comme l'avait fait un sondage pour Le Monde il y a quelques années dénoncé par Acrimed, amalgamer deux réponses qui ne vont pas forcément ensemble : le journal demandait alors aux enquêtés s'ils croyaient que ce n'était pas le gouvernement qui dirigeait réellement le pays et si "on" ne savait pas qui "tire les ficelles", alors qu'on peut très bien répondre "oui" à la première proposition et "non" à la deuxième : ici, ce qu'impliquait la question, c'est que quiconque ne croit pas que le gouvernement soit le seul pouvoir réel est complotiste.
Conclusion
Et pour changer de Bourdieu, on conclura sur le célèbre mot de Coluche : "Les sondages, c'est pour que les gens sachent ce qu'ils pensent !"