La couverture du livre réédité par les Presses Universitaires de Lyon, disponible à cette adresse : https://presses.univ-lyon2.fr/product/show/thomas-muntzer-14901525-christianisme-et-revolution/932
Les Presses Universitaires de Lyon ont eu l'excellente idée de rééditer un livre que je voulais lire depuis fort longtemps, agrémenté de surcroît d'une préface de l'excellent historien Johann Chapoutot et de l'écrivain Éric Vuillard, qui en ont profité pour donner un excellent entretien sur le sujet au Média : ce recueil de textes de Thomas Müntzer, traduit par Joël Lefebvre, dont j'ai posté deux extraits hier.
Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, Thomas Müntzer, c'était l'un des produits du contexte explosif de l'Allemagne du début du XVIème siècle : la rencontre entre le mouvement fondamentaliste chrétien qui traverse l'Europe alors que sont traduites en allemand les quatre-vingt-quinze thèses de Luther, qui n'en demandait pas tant, n'ayant voulu ouvrir qu'un débat interne à l'Église catholique en vue de la réformer, et la vague de soulèvements révolutionnaires des paysans et des artisans qui font trembler la société féodale du Saint-Empire à la même époque, de l'Alsace à la Bohème en passant par l'Autriche, la Saxe, la Franconie ou la Thuringe, ce que l'on appellera la guerre des paysans allemands, en lutte contre l'accaparement par les seigneurs des terres et des ressources jusqu'alors propriété commune. Müntzer, le pasteur radical d'Allstedt, s'est situé à la conjonction des deux mouvements, leader de la révolte en Thuringe, prônant un christianisme radical qui balaie à la fois le pouvoir de l'Église catholique sur l'interprétation de la religion et celui des seigneurs sur les biens temporels, tous deux pensés comme une usurpation alors que le seul pouvoir légitime en dernier ressort était pour lui celui de Dieu.
Si Luther et ses héritiers ne l'ont présenté que comme un fanatique dangereux, Friedrich Engels en a ensuite fait l'un des précurseurs du communisme dans son "La guerre des paysans en Allemagne" où il relate la lutte révolutionnaire des paysans, jugeant que son discours religieux était l'enveloppe idéologique dans le contexte de son époque d'une contestation avant tout sociale. Plus tard, Ernst Bloch a pris la théologie de Müntzer plus au sérieux, la voyant comme l'expression d'une soif d'utopie égalitaire qui avait autant d'importance à ses yeux que les revendications matérielles -il reprochait à ses camarades du KPD d'avoir laissé toute revendication spirituelle aux nazis pour se contenter d'un discours économique. Lire Müntzer est l'occasion de voir de plus près ce que c'était qu'un discours révolutionnaire dans un contexte aussi éloigné du nôtre que le XVIème siècle !
Ce n'est pas trop spoiler que de dire que la thèse d'Engels ne tient plus de nos jours à la lumière des textes que l'on connaît de Müntzer : loin d'être un simple habit pour des revendications matérielles, sa vision du christianisme est bien la première motivation de Müntzer, c'est par elle qu'il est arrivé à la politique et non le contraire. Et il est très intéressant de lire sa vision du christianisme, très différente des diverses Églises que l'on connaît aujourd'hui.
Ce qu'il y a de plus radical chez lui, qui l'habitera de son premier texte (le "Manifeste de Prague") jusqu'à sa défaite finale à la bataille de Frankenhausen tient dans cette citation qu'il empruntait au Livre de Jérémie, l'un des prophètes de l'Ancien Testament : Dieu est un dieu qui parle. Pour Müntzer, Dieu ne cesse jamais de s'adresser aux humains, il est impossible de le figer dans les textes de la Bible, encore moins dispersés en citations sorties de leur contexte, encore moins dans la doctrine d'une Église ; la révélation n'est pas faite une fois pour toutes mais continue dans le présent, Dieu continue à communiquer aux humains ce qui est juste ou non. C'est sur la base de ce principe que Müntzer balaie les prétentions de la hiérarchie cléricale catholique à dicter au peuple la bonne interprétation du christianisme : pour lui, c'était voler l'écriture sacrée, s'accaparer la parole de Dieu à ses fins personnelles. Mais cela le place tout autant en rupture avec la position protestante dominante, "sola scriptura", qui veut que le seul moyen de connaître Dieu pour les humains soit par l'intermédiaire de l'écriture sacrée, les interprétations des Églises étant faillibles ; il raillait dans ses textes et sermons cette position, qui équivalait pour lui à figer la parole de Dieu comme s'Il n'avait plus rien à dire, a fortiori lorsqu'elle s'accompagnait d'une interprétation littéraliste. Pour lui, les théologiens qui procédaient ainsi se mettaient dans la même position que les docteurs en écriture avec lesquels polémique le Christ dans les évangiles canoniques, se contentant des mots sans rechercher l'esprit.
Mais alors, comment entendre la parole de Dieu d'après Müntzer ? Pour lui, cela n'était possible qu'à condition de faire le vide autour de soi, d'être capable de se défaire de l'attachement aux biens matériels et aux plaisirs de la vie terrestre pour entendre clairement Sa volonté ; pour Müntzer, une fois ce détachement réalisé, il était possible de la connaître notamment par les rêves comme cela serait arrivé à plusieurs personnages de la Bible (Simon-Pierre avant de rencontrer des païens et de manger leur nourriture, le songe de Nabuchodonosor interprété par Daniel, celui de Jacob...). Il fallait alors prendre garde à ce que les rêves renvoient bien à une symbolique présente dans la Bible pour s'assurer de leur authenticité, sans cela ils n'avaient aucune valeur. Ici, en revanche, on retrouve l'éthique ascétique qui imprègne le protestantisme dans son ensemble et dont on trouve déjà des bases dans les épîtres de Paul de Tarse, largement amplifiées par la suite par Augustin d'Hippone qui s'inspirait lui-même des philosophes grecs : les plaisirs de ce monde sont susceptibles de détourner de Dieu en attachant trop au corps mortel. Toutefois, cet ascétisme est donc ici mis au service d'une volonté de changer le monde, le renoncement aux plaisirs terrestres sert avant tout à être en mesure de faire la volonté de Dieu sur Terre, faisant du chrétien selon Müntzer quelqu'un qui doit être entièrement dévoué à sa cause, comme le révolutionnaire professionnel de Lénine. On comprend sa révolte contre l'Église catholique puis contre le luxe dans lequel Luther s'était ensuite installé auprès des seigneurs, qui les rendait pour lui incapables d'entendre encore la parole de Dieu.
Et ce n'est pas là un chemin qui mène l'individu au bonheur, en tout cas pas dans l'immédiat : Müntzer prévient, "Celui qui ne veut pas un Christ amer s'empiffrera de miel jusqu'à en mourir". Pour lui, être capable de développer une véritable foi est une longue épreuve. Il souligne dans son prêche sur la "foi imaginaire" que croire n'a été facile pour aucun des prophètes et des apôtres, dont la première réaction a souvent été la méfiance et le désarroi ; pour lui, c'est au contraire une fois désespéré de ne plus croire à rien, de ne plus trouver sens à quoi que ce soit dans le monde, que l'individu peut enfin commencer à ressentir une foi véritable, un authentique lien de confiance avec Dieu, et cela ne suffit pas à le mettre à l'abri d'erreurs et de doutes ultérieurs. Pour Müntzer, douter n'est pas le signe d'un manque de foi mais au contraire le seul moyen de parvenir à une foi véritable. Comment s'étonner de cette souffrance, puisque Dieu lui-même s'était incarné en homme pour venir souffrir comme ses créatures en se faisant crucifier ? Cela l'amenait à mépriser comme une foi purement imaginaire le fait de s'en remettre à une croyance simplement mue par l'enseignement de textes promettant la vie éternelle à qui les croyait, transmise par tradition familiale, sans avoir réellement ressenti le besoin de Dieu en son for intérieur. Une telle foi était pour lui une hypocrisie qu'avaient bien raison de railler "les Juifs, les païens et les Turcs" -dans le dernier cas, il s'agit bien sûr d'une synecdoque désignant le monde musulman en général. Là encore, c'est une position qui l'amenait à une attitude révolutionnaire : pas question de dire que tout va bien, qu'il suffit de vivre en se contentant de se dire que Dieu existe.
Il peut néanmoins paraître paradoxal qu'un théologien si épris d'ascétisme se soit soucié des conditions de vie matérielles des paysans. Ce n'est pourtant pas contradictoire chez lui : faire le vide est un acte volontaire de l'individu, une capacité à s'abstraire du confort matériel pour voir au-delà, certainement pas la conséquence d'une expropriation par les puissants ; au contraire, pour lui, accabler le peuple d'exploitation, c'est le priver du temps nécessaire à se tourner vers Dieu. Müntzer y était d'autant plus enclin qu'il était lui-même issu d'un milieu très pauvre et que comme il le soulignait, Dieu avait toujours pris pour porte-parole des gens modestes voire méprisés dans la Bible, jusqu'à Lui-même s'incarner dans le fils d'un charpentier. Et c'est ainsi que la cause de Müntzer rejoint celle des paysans en révolte, l'une et l'autre menacées par le pouvoir des seigneurs.
Il est important de noter enfin que le christianisme révolté de Müntzer n'avait rien de pacifique, et c'est cela surtout qui fait une différence énorme avec d'autres interprétations du christianisme classées à gauche à notre époque (je pense par exemple à Jacques Ellul ou à Karl Barth, côté protestant) : au contraire dans son "Sermon aux princes", il invoque les ordres donnés par Dieu aux Hébreux dans l'Ancien Testament de combattre les "idolâtres" et briser leurs idoles ainsi que certaines citations tirées du Nouveau Testament (en particulier la parabole du prince qui doit se faire élire ou celle du bon grain et de l'ivraie) pour appeler à renverser par la force l'ordre établi ; si l'on cite souvent les phrases de Pierre et Paul sur le respect dû aux autorités comme établies par Dieu (d'ailleurs nettement contrebalancées par beaucoup d'autres passages de la Bible, voir justement "Anarchie et christianisme" d'Ellul), Müntzer estimait que le respect ne leur était précisément dû que pour autant qu'elles ne se mettaient pas à persécuter le christianisme et violer les principes du droit naturel, sans quoi leur pouvoir devait leur être enlevé -ce qui était pour le moins courageux sachant que plusieurs seigneurs assistaient audit sermon !
C'est paradoxalement cette idée aussi antilaïque que possible d'un pouvoir politique qui ne serait légitime qu'à condition de respecter le christianisme qui permettait à Müntzer cette position révolutionnaire, convaincu que, pour reprendre la parabole du bon grain et de l'ivraie, la moisson était proche, que la lutte finale entre le bien et le mal aurait bientôt lieu et permettrait aux vrais chrétiens de sortir enfin vainqueurs, rejoignant en cela les croyances millénaristes ; a contrario, Luther, ne croyant pas que sa vision du christianisme puisse devenir majoritaire, estimait n'avoir rien à gagner à provoquer les princes et qu'il devait au contraire se concilier le pouvoir politique.
De fait, Müntzer qui croyait que Dieu le guiderait jusqu'à la victoire n'en a pas moins perdu à la bataille de Frankenhausen, sonnant le glas du mouvement révolutionnaire en Thuringe. Fidèle à lui-même, il en conclut que la raison pour laquelle il avait perdu était que le mouvement qu'il avait aggloméré autour de lui était trop mû par les intérêts matériels particuliers de chacun plutôt que par la foi ; il en arriva dans ses dernières lettres avant sa mort à conseiller de cesser les insurrections violentes, estimant que la situation ne s'y prêtait finalement pas et que cela ne pourrait conduire qu'au massacre.
Suivant nos catégories du XXIème siècle, Thomas Müntzer était assurément un illuminé, un homme si persuadé de détenir la vérité inspiré par Dieu qu'il était prêt à tout sacrifier pour cela, de fait son mouvement n'a pas survécu et son interprétation du christianisme n'a guère connu d'héritiers (contrairement par exemple aux hussites qui existent encore, pour citer un autre exemple de courant chrétien révolutionnaire à la même époque), même si on peut remarquer qu'il a été le premier à faire la messe en langue vernaculaire (en l'occurrence en allemand) ; mais c'était un illuminé en quête d'un monde meilleur, l'un de ceux dont Ernst Bloch disait dans "Héritage de ce temps" qu'ils voulaient établir le ciel sur la terre plutôt qu'y laisser les enfers. Cela en fait non seulement un personnage important pour l'histoire des idées religieuses et des mouvements révolutionnaires, mais quelqu'un à qui l'on peut s'identifier, l'une des innombrables figures de la lutte multimillénaire contre l'exploitation.
Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, Thomas Müntzer, c'était l'un des produits du contexte explosif de l'Allemagne du début du XVIème siècle : la rencontre entre le mouvement fondamentaliste chrétien qui traverse l'Europe alors que sont traduites en allemand les quatre-vingt-quinze thèses de Luther, qui n'en demandait pas tant, n'ayant voulu ouvrir qu'un débat interne à l'Église catholique en vue de la réformer, et la vague de soulèvements révolutionnaires des paysans et des artisans qui font trembler la société féodale du Saint-Empire à la même époque, de l'Alsace à la Bohème en passant par l'Autriche, la Saxe, la Franconie ou la Thuringe, ce que l'on appellera la guerre des paysans allemands, en lutte contre l'accaparement par les seigneurs des terres et des ressources jusqu'alors propriété commune. Müntzer, le pasteur radical d'Allstedt, s'est situé à la conjonction des deux mouvements, leader de la révolte en Thuringe, prônant un christianisme radical qui balaie à la fois le pouvoir de l'Église catholique sur l'interprétation de la religion et celui des seigneurs sur les biens temporels, tous deux pensés comme une usurpation alors que le seul pouvoir légitime en dernier ressort était pour lui celui de Dieu.
Si Luther et ses héritiers ne l'ont présenté que comme un fanatique dangereux, Friedrich Engels en a ensuite fait l'un des précurseurs du communisme dans son "La guerre des paysans en Allemagne" où il relate la lutte révolutionnaire des paysans, jugeant que son discours religieux était l'enveloppe idéologique dans le contexte de son époque d'une contestation avant tout sociale. Plus tard, Ernst Bloch a pris la théologie de Müntzer plus au sérieux, la voyant comme l'expression d'une soif d'utopie égalitaire qui avait autant d'importance à ses yeux que les revendications matérielles -il reprochait à ses camarades du KPD d'avoir laissé toute revendication spirituelle aux nazis pour se contenter d'un discours économique. Lire Müntzer est l'occasion de voir de plus près ce que c'était qu'un discours révolutionnaire dans un contexte aussi éloigné du nôtre que le XVIème siècle !
Ce n'est pas trop spoiler que de dire que la thèse d'Engels ne tient plus de nos jours à la lumière des textes que l'on connaît de Müntzer : loin d'être un simple habit pour des revendications matérielles, sa vision du christianisme est bien la première motivation de Müntzer, c'est par elle qu'il est arrivé à la politique et non le contraire. Et il est très intéressant de lire sa vision du christianisme, très différente des diverses Églises que l'on connaît aujourd'hui.
Ce qu'il y a de plus radical chez lui, qui l'habitera de son premier texte (le "Manifeste de Prague") jusqu'à sa défaite finale à la bataille de Frankenhausen tient dans cette citation qu'il empruntait au Livre de Jérémie, l'un des prophètes de l'Ancien Testament : Dieu est un dieu qui parle. Pour Müntzer, Dieu ne cesse jamais de s'adresser aux humains, il est impossible de le figer dans les textes de la Bible, encore moins dispersés en citations sorties de leur contexte, encore moins dans la doctrine d'une Église ; la révélation n'est pas faite une fois pour toutes mais continue dans le présent, Dieu continue à communiquer aux humains ce qui est juste ou non. C'est sur la base de ce principe que Müntzer balaie les prétentions de la hiérarchie cléricale catholique à dicter au peuple la bonne interprétation du christianisme : pour lui, c'était voler l'écriture sacrée, s'accaparer la parole de Dieu à ses fins personnelles. Mais cela le place tout autant en rupture avec la position protestante dominante, "sola scriptura", qui veut que le seul moyen de connaître Dieu pour les humains soit par l'intermédiaire de l'écriture sacrée, les interprétations des Églises étant faillibles ; il raillait dans ses textes et sermons cette position, qui équivalait pour lui à figer la parole de Dieu comme s'Il n'avait plus rien à dire, a fortiori lorsqu'elle s'accompagnait d'une interprétation littéraliste. Pour lui, les théologiens qui procédaient ainsi se mettaient dans la même position que les docteurs en écriture avec lesquels polémique le Christ dans les évangiles canoniques, se contentant des mots sans rechercher l'esprit.
Mais alors, comment entendre la parole de Dieu d'après Müntzer ? Pour lui, cela n'était possible qu'à condition de faire le vide autour de soi, d'être capable de se défaire de l'attachement aux biens matériels et aux plaisirs de la vie terrestre pour entendre clairement Sa volonté ; pour Müntzer, une fois ce détachement réalisé, il était possible de la connaître notamment par les rêves comme cela serait arrivé à plusieurs personnages de la Bible (Simon-Pierre avant de rencontrer des païens et de manger leur nourriture, le songe de Nabuchodonosor interprété par Daniel, celui de Jacob...). Il fallait alors prendre garde à ce que les rêves renvoient bien à une symbolique présente dans la Bible pour s'assurer de leur authenticité, sans cela ils n'avaient aucune valeur. Ici, en revanche, on retrouve l'éthique ascétique qui imprègne le protestantisme dans son ensemble et dont on trouve déjà des bases dans les épîtres de Paul de Tarse, largement amplifiées par la suite par Augustin d'Hippone qui s'inspirait lui-même des philosophes grecs : les plaisirs de ce monde sont susceptibles de détourner de Dieu en attachant trop au corps mortel. Toutefois, cet ascétisme est donc ici mis au service d'une volonté de changer le monde, le renoncement aux plaisirs terrestres sert avant tout à être en mesure de faire la volonté de Dieu sur Terre, faisant du chrétien selon Müntzer quelqu'un qui doit être entièrement dévoué à sa cause, comme le révolutionnaire professionnel de Lénine. On comprend sa révolte contre l'Église catholique puis contre le luxe dans lequel Luther s'était ensuite installé auprès des seigneurs, qui les rendait pour lui incapables d'entendre encore la parole de Dieu.
Et ce n'est pas là un chemin qui mène l'individu au bonheur, en tout cas pas dans l'immédiat : Müntzer prévient, "Celui qui ne veut pas un Christ amer s'empiffrera de miel jusqu'à en mourir". Pour lui, être capable de développer une véritable foi est une longue épreuve. Il souligne dans son prêche sur la "foi imaginaire" que croire n'a été facile pour aucun des prophètes et des apôtres, dont la première réaction a souvent été la méfiance et le désarroi ; pour lui, c'est au contraire une fois désespéré de ne plus croire à rien, de ne plus trouver sens à quoi que ce soit dans le monde, que l'individu peut enfin commencer à ressentir une foi véritable, un authentique lien de confiance avec Dieu, et cela ne suffit pas à le mettre à l'abri d'erreurs et de doutes ultérieurs. Pour Müntzer, douter n'est pas le signe d'un manque de foi mais au contraire le seul moyen de parvenir à une foi véritable. Comment s'étonner de cette souffrance, puisque Dieu lui-même s'était incarné en homme pour venir souffrir comme ses créatures en se faisant crucifier ? Cela l'amenait à mépriser comme une foi purement imaginaire le fait de s'en remettre à une croyance simplement mue par l'enseignement de textes promettant la vie éternelle à qui les croyait, transmise par tradition familiale, sans avoir réellement ressenti le besoin de Dieu en son for intérieur. Une telle foi était pour lui une hypocrisie qu'avaient bien raison de railler "les Juifs, les païens et les Turcs" -dans le dernier cas, il s'agit bien sûr d'une synecdoque désignant le monde musulman en général. Là encore, c'est une position qui l'amenait à une attitude révolutionnaire : pas question de dire que tout va bien, qu'il suffit de vivre en se contentant de se dire que Dieu existe.
Il peut néanmoins paraître paradoxal qu'un théologien si épris d'ascétisme se soit soucié des conditions de vie matérielles des paysans. Ce n'est pourtant pas contradictoire chez lui : faire le vide est un acte volontaire de l'individu, une capacité à s'abstraire du confort matériel pour voir au-delà, certainement pas la conséquence d'une expropriation par les puissants ; au contraire, pour lui, accabler le peuple d'exploitation, c'est le priver du temps nécessaire à se tourner vers Dieu. Müntzer y était d'autant plus enclin qu'il était lui-même issu d'un milieu très pauvre et que comme il le soulignait, Dieu avait toujours pris pour porte-parole des gens modestes voire méprisés dans la Bible, jusqu'à Lui-même s'incarner dans le fils d'un charpentier. Et c'est ainsi que la cause de Müntzer rejoint celle des paysans en révolte, l'une et l'autre menacées par le pouvoir des seigneurs.
Il est important de noter enfin que le christianisme révolté de Müntzer n'avait rien de pacifique, et c'est cela surtout qui fait une différence énorme avec d'autres interprétations du christianisme classées à gauche à notre époque (je pense par exemple à Jacques Ellul ou à Karl Barth, côté protestant) : au contraire dans son "Sermon aux princes", il invoque les ordres donnés par Dieu aux Hébreux dans l'Ancien Testament de combattre les "idolâtres" et briser leurs idoles ainsi que certaines citations tirées du Nouveau Testament (en particulier la parabole du prince qui doit se faire élire ou celle du bon grain et de l'ivraie) pour appeler à renverser par la force l'ordre établi ; si l'on cite souvent les phrases de Pierre et Paul sur le respect dû aux autorités comme établies par Dieu (d'ailleurs nettement contrebalancées par beaucoup d'autres passages de la Bible, voir justement "Anarchie et christianisme" d'Ellul), Müntzer estimait que le respect ne leur était précisément dû que pour autant qu'elles ne se mettaient pas à persécuter le christianisme et violer les principes du droit naturel, sans quoi leur pouvoir devait leur être enlevé -ce qui était pour le moins courageux sachant que plusieurs seigneurs assistaient audit sermon !
C'est paradoxalement cette idée aussi antilaïque que possible d'un pouvoir politique qui ne serait légitime qu'à condition de respecter le christianisme qui permettait à Müntzer cette position révolutionnaire, convaincu que, pour reprendre la parabole du bon grain et de l'ivraie, la moisson était proche, que la lutte finale entre le bien et le mal aurait bientôt lieu et permettrait aux vrais chrétiens de sortir enfin vainqueurs, rejoignant en cela les croyances millénaristes ; a contrario, Luther, ne croyant pas que sa vision du christianisme puisse devenir majoritaire, estimait n'avoir rien à gagner à provoquer les princes et qu'il devait au contraire se concilier le pouvoir politique.
De fait, Müntzer qui croyait que Dieu le guiderait jusqu'à la victoire n'en a pas moins perdu à la bataille de Frankenhausen, sonnant le glas du mouvement révolutionnaire en Thuringe. Fidèle à lui-même, il en conclut que la raison pour laquelle il avait perdu était que le mouvement qu'il avait aggloméré autour de lui était trop mû par les intérêts matériels particuliers de chacun plutôt que par la foi ; il en arriva dans ses dernières lettres avant sa mort à conseiller de cesser les insurrections violentes, estimant que la situation ne s'y prêtait finalement pas et que cela ne pourrait conduire qu'au massacre.
Suivant nos catégories du XXIème siècle, Thomas Müntzer était assurément un illuminé, un homme si persuadé de détenir la vérité inspiré par Dieu qu'il était prêt à tout sacrifier pour cela, de fait son mouvement n'a pas survécu et son interprétation du christianisme n'a guère connu d'héritiers (contrairement par exemple aux hussites qui existent encore, pour citer un autre exemple de courant chrétien révolutionnaire à la même époque), même si on peut remarquer qu'il a été le premier à faire la messe en langue vernaculaire (en l'occurrence en allemand) ; mais c'était un illuminé en quête d'un monde meilleur, l'un de ceux dont Ernst Bloch disait dans "Héritage de ce temps" qu'ils voulaient établir le ciel sur la terre plutôt qu'y laisser les enfers. Cela en fait non seulement un personnage important pour l'histoire des idées religieuses et des mouvements révolutionnaires, mais quelqu'un à qui l'on peut s'identifier, l'une des innombrables figures de la lutte multimillénaire contre l'exploitation.