Émile Durkheim, l'un des fondateurs de la sociologie, a eu l'outrecuidance d'étudier les religions sans être croyant... Image Wikimedia Commons.
Dans un précédent article, nous avons vu que les sciences sociales se voient parfois opposer ce monument de stupidité qu'est la rengaine "Expliquer, c'est excuser", généralement par des gens conservateurs comme Manuel Valls ou Philippe Val... Dans ce cas-là, le raisonnement ne contenant aucune logique mais un vulgaire amalgame entre comprendre un phénomène et le justifier, il n'est pas difficile de comprendre pourquoi c'est absurde.
Mais il y a un autre argument que se voient souvent opposer les chercheurs en sciences sociales qui mérite plus d'attention : c'est l'idée selon laquelle seul quelqu'un qui est concerné par un phénomène peut en parler, et que par conséquent, le sociologue, l'anthropologue ou le politiste n'a rien à expliquer que les acteurs ne sachent pas déjà. Circulez, y'a rien à voir. Vous n'êtes pas ouvrier, Monsieur Bourdieu, alors arrêtez d'écrire sur les ouvriers. Vous n'êtes pas croyant, Monsieur Durkheim, alors arrêtez d'écrire sur la religion. Cet argument a pour lui une certaine logique : qui peut mieux parler d'une situation que celui qui est concerné par elle ? Et c'est pourquoi on voit cette idée reprise même par des gens progressistes, qui ne pensent pas forcément à attaquer les sciences sociales : effectivement, quand un homme vient négliger les violences envers les femmes, si on est féministe, le premier réflexe est de lui demander ce qu'il en sait, puisqu'il n'en est pas une ! (ou de lui mettre une baffe, au choix)
Mais même pour les militants, un problème se pose assez rapidement : supposons que vous soyez un homme qui souhaite dénoncer les violences envers les femmes, et que là, une femme, mettons une militante de la Manif pour tous, vient vous dire qu'elle trouve ça très bien que les hommes aient autorité sur les femmes, que c'est l'ordre naturel des choses et ainsi de suite, vous faites quoi... ? Si on suit la logique selon laquelle seuls les concernés par un phénomène peuvent en parler, tout ce que vous pouvez lui répondre, c'est "Ah pardon, excusez-moi Madame, vous avez raison" ! (ça marche avec n'importe quel autre type d'oppression, notez)
Alors j'en connais qui vont vouloir me dire "Oui, mais quand c'est pour défendre les dominés, c'est pas pareil", sauf que ça suppose de déjà savoir qui est dominé et ce que c'est que le défendre... Ce qui ne fait pas consensus. Ça revient à dire "Il n'y a que les concernés qui peuvent parler d'un phénomène, sauf quand ça m'arrange pas", ce qui en français porte le doux nom d'hypocrisie !
Pour s'en sortir, il faut se rappeler qu'il existe des structures sociales objectives, observables par les effets qu'elles produisent sur les acteurs, que l'on soit concerné ou non. Or, ce qu'oublient les gens qui croient que seuls les concernés peuvent parler d'un phénomène, c'est que ces structures ne sont pas apparentes, elles sont ancrées dans l'inconscient collectif ! Les acteurs eux-mêmes n'en sont généralement pas conscients : le professeur qui note ses élèves ne se dit pas "Allez, zou, je vais mieux noter les élèves qui viennent de cette catégorie sociale-là !", et ses élèves ne se disent pas "Il m'a donné cette note parce que je suis issu de cette catégorie sociale" ; c'est le sociologue qui recoupe les statistiques et s'aperçoit d'un effet de domination dont ni le professeur ni ses élèves n'avaient conscience ! Et c'est à cause de cette invisibilité des structures sociales que l'on ne peut pas se contenter de ce que disent les acteurs : si on le faisait, on masquerait les effets de domination dont ils n'ont pas conscience. Prenons un autre exemple : qu'est-ce que l'on doit définir comme politique ? Si vous vous en tenez à ce que disent les acteurs, vous vous apercevrez vite que les gens qui ont moins de capital économique et culturel (en clair, les catégories les plus dominées) parlent moins de sujets qu'ils définissent eux-mêmes comme politiques ; mais, s'ils considèrent que tel ou tel sujet qu'ils connaissent n'est pas politique, n'est-ce pas parce que les catégories dominantes ont réussi à imposer leur définition de ce qui est politique ou non ? Pour ne pas valider cet effet de domination, vous ne pouvez pas vous en tenir à ce que les personnes concernées codent comme politique ou non, il vous faut une définition objective du politique ! (Camille Hamidi en donne une intéressante dans son article "Éléments pour une approche interactionniste de la politisation", paru dans la Revue française de science politique, n°56) Autre exemple : beaucoup de femmes violées mettent longtemps avant de se rendre compte que ce qu'elles ont subi était un viol, parce que ce n'est pas codé comme étant un viol dans notre société (voir sur le blog Antisexisme les mythes sur le viol) ; ainsi, si vous vous arrêtez à ce qu'en disent les personnes concernées sans recourir à une définition objective du viol, vous validez les frontières socialement données au viol alors qu'elles sont le fruit d'une domination...
C'est ainsi que l'on s'aperçoit que l'idée selon laquelle seules les personnes concernées peuvent parler d'un phénomène n'est pas progressiste, elle est obscurantiste et conservatrice : elle invisibilise les dominations pour autant que ceux qui les subissent n'en ont pas conscience !
Soit, me direz-vous, mais en quoi le chercheur en sciences sociales serait-il plus compétent que les intéressés pour dévoiler ces structures sociales ? Eh bien, aussi bizarre que ça puisse paraître, si le chercheur en sciences sociales peut mieux comprendre ces structures que les acteurs concernés... c'est justement parce qu'il n'est pas concerné ! Ne pas être concerné par un phénomène signifie en effet que ce phénomène ne paraîtra pas naturel au chercheur, qu'il peut le remarquer là où ceux qui le subissent depuis longtemps n'y feront pas attention, surtout s'ils n'ont jamais rien connu d'autre. Encore un exemple : supposons un politiste qui étudie un parti politique ; s'il s'agit de son propre parti, il ne s'étonnera pas que l'on se réunisse à telle heure, que telle et telle personnes prennent la parole, que l'on parle avec tel ou tel vocabulaire, il lui faudra alors un effort pour dénaturaliser ce à quoi il est habitué, il peut le faire, mais c'est beaucoup plus difficile que pour un politiste qui n'est pas militant de ce parti, qui lui s'étonnera des pratiques qui y ont cours et y appliquera donc d'emblée plus d'attention... (Je prends cet exemple tout à fait au hasard, bien sûr !) Être extérieur est ainsi un avantage considérable pour observer un phénomène ! Ça n'exclut pas que le chercheur soit lui-même concerné par ce qu'il étudie, ça peut arriver (Rémi Lefebvre a ainsi travaillé sur le PS tout en y étant adhérant), mais il doit alors chercher le plus possible à se positionner comme un observateur extérieur.
Ça ne veut pas dire que le chercheur ne va pas se planter, hein : il peut mal collecter ses données, mal interpréter une corrélation, négliger une possibilité... C'est pourquoi les sciences sociales, comme toutes les autres sciences, sont en évolution constante.
Revenons à nos militants, et à la femme qui vous affirme que c'est parfaitement naturel et sain que les hommes aient autorité sur les femmes quelles que soient les violences que cela puisse leur faire subir, à laquelle vous êtes (légitimement) mal à l'aise pour répondre si vous êtes un homme ; mais, sans avoir besoin d'être une femme, vous pouvez savoir que la domination masculine est une construction sociale, que cela n'a pas cours (ou pas de la même façon) dans toutes les sociétés et que ce n'est donc pas naturel, et que, même si vous ça ne vous concerne pas, vous connaissez d'autres femmes qui aimeraient bien qu'on leur foute la paix (oui, parce que aussi, la "personne concernée" n'est pas représentative à elle seule de toute sa catégorie sociale, hein, gare aux raisonnements différentialistes/communautaristes). Et ainsi, on règle le problème dès lors qu'on se rappelle qu'il existe des structures sociales objectives ; mais ces structures n'étant pas immédiatement visibles, il faut un travail scientifique pour les identifier, d'où la nécessité des sciences sociales si on veut les comprendre (et donc éventuellement pouvoir les changer).
Mais il y a un autre argument que se voient souvent opposer les chercheurs en sciences sociales qui mérite plus d'attention : c'est l'idée selon laquelle seul quelqu'un qui est concerné par un phénomène peut en parler, et que par conséquent, le sociologue, l'anthropologue ou le politiste n'a rien à expliquer que les acteurs ne sachent pas déjà. Circulez, y'a rien à voir. Vous n'êtes pas ouvrier, Monsieur Bourdieu, alors arrêtez d'écrire sur les ouvriers. Vous n'êtes pas croyant, Monsieur Durkheim, alors arrêtez d'écrire sur la religion. Cet argument a pour lui une certaine logique : qui peut mieux parler d'une situation que celui qui est concerné par elle ? Et c'est pourquoi on voit cette idée reprise même par des gens progressistes, qui ne pensent pas forcément à attaquer les sciences sociales : effectivement, quand un homme vient négliger les violences envers les femmes, si on est féministe, le premier réflexe est de lui demander ce qu'il en sait, puisqu'il n'en est pas une ! (ou de lui mettre une baffe, au choix)
Mais même pour les militants, un problème se pose assez rapidement : supposons que vous soyez un homme qui souhaite dénoncer les violences envers les femmes, et que là, une femme, mettons une militante de la Manif pour tous, vient vous dire qu'elle trouve ça très bien que les hommes aient autorité sur les femmes, que c'est l'ordre naturel des choses et ainsi de suite, vous faites quoi... ? Si on suit la logique selon laquelle seuls les concernés par un phénomène peuvent en parler, tout ce que vous pouvez lui répondre, c'est "Ah pardon, excusez-moi Madame, vous avez raison" ! (ça marche avec n'importe quel autre type d'oppression, notez)
Alors j'en connais qui vont vouloir me dire "Oui, mais quand c'est pour défendre les dominés, c'est pas pareil", sauf que ça suppose de déjà savoir qui est dominé et ce que c'est que le défendre... Ce qui ne fait pas consensus. Ça revient à dire "Il n'y a que les concernés qui peuvent parler d'un phénomène, sauf quand ça m'arrange pas", ce qui en français porte le doux nom d'hypocrisie !
Pour s'en sortir, il faut se rappeler qu'il existe des structures sociales objectives, observables par les effets qu'elles produisent sur les acteurs, que l'on soit concerné ou non. Or, ce qu'oublient les gens qui croient que seuls les concernés peuvent parler d'un phénomène, c'est que ces structures ne sont pas apparentes, elles sont ancrées dans l'inconscient collectif ! Les acteurs eux-mêmes n'en sont généralement pas conscients : le professeur qui note ses élèves ne se dit pas "Allez, zou, je vais mieux noter les élèves qui viennent de cette catégorie sociale-là !", et ses élèves ne se disent pas "Il m'a donné cette note parce que je suis issu de cette catégorie sociale" ; c'est le sociologue qui recoupe les statistiques et s'aperçoit d'un effet de domination dont ni le professeur ni ses élèves n'avaient conscience ! Et c'est à cause de cette invisibilité des structures sociales que l'on ne peut pas se contenter de ce que disent les acteurs : si on le faisait, on masquerait les effets de domination dont ils n'ont pas conscience. Prenons un autre exemple : qu'est-ce que l'on doit définir comme politique ? Si vous vous en tenez à ce que disent les acteurs, vous vous apercevrez vite que les gens qui ont moins de capital économique et culturel (en clair, les catégories les plus dominées) parlent moins de sujets qu'ils définissent eux-mêmes comme politiques ; mais, s'ils considèrent que tel ou tel sujet qu'ils connaissent n'est pas politique, n'est-ce pas parce que les catégories dominantes ont réussi à imposer leur définition de ce qui est politique ou non ? Pour ne pas valider cet effet de domination, vous ne pouvez pas vous en tenir à ce que les personnes concernées codent comme politique ou non, il vous faut une définition objective du politique ! (Camille Hamidi en donne une intéressante dans son article "Éléments pour une approche interactionniste de la politisation", paru dans la Revue française de science politique, n°56) Autre exemple : beaucoup de femmes violées mettent longtemps avant de se rendre compte que ce qu'elles ont subi était un viol, parce que ce n'est pas codé comme étant un viol dans notre société (voir sur le blog Antisexisme les mythes sur le viol) ; ainsi, si vous vous arrêtez à ce qu'en disent les personnes concernées sans recourir à une définition objective du viol, vous validez les frontières socialement données au viol alors qu'elles sont le fruit d'une domination...
C'est ainsi que l'on s'aperçoit que l'idée selon laquelle seules les personnes concernées peuvent parler d'un phénomène n'est pas progressiste, elle est obscurantiste et conservatrice : elle invisibilise les dominations pour autant que ceux qui les subissent n'en ont pas conscience !
Soit, me direz-vous, mais en quoi le chercheur en sciences sociales serait-il plus compétent que les intéressés pour dévoiler ces structures sociales ? Eh bien, aussi bizarre que ça puisse paraître, si le chercheur en sciences sociales peut mieux comprendre ces structures que les acteurs concernés... c'est justement parce qu'il n'est pas concerné ! Ne pas être concerné par un phénomène signifie en effet que ce phénomène ne paraîtra pas naturel au chercheur, qu'il peut le remarquer là où ceux qui le subissent depuis longtemps n'y feront pas attention, surtout s'ils n'ont jamais rien connu d'autre. Encore un exemple : supposons un politiste qui étudie un parti politique ; s'il s'agit de son propre parti, il ne s'étonnera pas que l'on se réunisse à telle heure, que telle et telle personnes prennent la parole, que l'on parle avec tel ou tel vocabulaire, il lui faudra alors un effort pour dénaturaliser ce à quoi il est habitué, il peut le faire, mais c'est beaucoup plus difficile que pour un politiste qui n'est pas militant de ce parti, qui lui s'étonnera des pratiques qui y ont cours et y appliquera donc d'emblée plus d'attention... (Je prends cet exemple tout à fait au hasard, bien sûr !) Être extérieur est ainsi un avantage considérable pour observer un phénomène ! Ça n'exclut pas que le chercheur soit lui-même concerné par ce qu'il étudie, ça peut arriver (Rémi Lefebvre a ainsi travaillé sur le PS tout en y étant adhérant), mais il doit alors chercher le plus possible à se positionner comme un observateur extérieur.
Ça ne veut pas dire que le chercheur ne va pas se planter, hein : il peut mal collecter ses données, mal interpréter une corrélation, négliger une possibilité... C'est pourquoi les sciences sociales, comme toutes les autres sciences, sont en évolution constante.
Revenons à nos militants, et à la femme qui vous affirme que c'est parfaitement naturel et sain que les hommes aient autorité sur les femmes quelles que soient les violences que cela puisse leur faire subir, à laquelle vous êtes (légitimement) mal à l'aise pour répondre si vous êtes un homme ; mais, sans avoir besoin d'être une femme, vous pouvez savoir que la domination masculine est une construction sociale, que cela n'a pas cours (ou pas de la même façon) dans toutes les sociétés et que ce n'est donc pas naturel, et que, même si vous ça ne vous concerne pas, vous connaissez d'autres femmes qui aimeraient bien qu'on leur foute la paix (oui, parce que aussi, la "personne concernée" n'est pas représentative à elle seule de toute sa catégorie sociale, hein, gare aux raisonnements différentialistes/communautaristes). Et ainsi, on règle le problème dès lors qu'on se rappelle qu'il existe des structures sociales objectives ; mais ces structures n'étant pas immédiatement visibles, il faut un travail scientifique pour les identifier, d'où la nécessité des sciences sociales si on veut les comprendre (et donc éventuellement pouvoir les changer).