Réexaminons donc ce fameux slogan censé triompher à lui seul de toute tentative d'argumentation contraire : on vit plus longtemps, donc on doit travailler plus longtemps. D'emblée, le calcul paraît pour le moins curieux ; en effet, l'allongement de la durée de vie dans les pays occidentaux a plusieurs raisons, mais l'une d'elles est clairement l'amélioration des conditions de travail notamment par la possibilité d'une retraite à un âge raisonnable ! Il ne s'agit donc pas de travailler plus longtemps pour vivre plus longtemps mais bien de travailler plus longtemps pour vivre moins longtemps ! Que les choses soient éclaircies en conséquence par rapport à ce slogan mensonger : il ne s'agit pas d'un simple alignement de notre modèle social sur les changements démographiques mais bien d'un recul social !
Mais après tout, peut-être peut-on se dire que ce recul social est une nécessité économique ? Ne nous répète-t-on pas sur ce sujet-là comme sur tant d'autres que les déficits crèvent le plafond et que ce sera un désastre si on ne les comble pas ? Le fameux chantage à la Grèce, grâce auquel c'est toujours le peuple qui gouverne, mais seulement si son banquier est d'accord. Cependant, cette nécessité financière si indiscutable de ce qu'en disent tous ces experts à la télévision paraît s'éloigner telle un mirage à mesure que l'on se rapproche pour l'observer : en effet, selon l'OCDE, organisation internationale qui n'est pas connue pour son engagement trotskiste, les dépenses publiques consacrées à la retraite étaient de 13% du PIB en 2007 et devraient atteindre 14% en 2060 ; est-ce si grave ? Est-ce ce cette augmentation de 1% en plus de quarante ans qui emportera la civilisation française pour les siècles à venir ? Certes, l'OCDE relève également que cette part de dépense est supérieure à la moyenne de l'Union Européenne ; mais à quoi sert-il d'avoir l'une des économies les plus puissantes au monde si ce n'est pas pour avoir un modèle social qui permette d'en profiter ? Néanmoins, le systèmes des retraites est effectivement en déficit malgré son apparente stabilité, un déficit qui ne fait pas très sérieux comparé à l'équilibre auquel la sécurité sociale était parvenue au début des années 2000 ; ce déficit devrait s'élever à vingt milliards d'euros en 2020. Le chiffre peut paraître abstrait, alors précisions : vingt milliards d'euros, c'est le montant accordé par l'actuel gouvernement aux entreprises sous la forme d'un crédit d'impôts « pour la compétitivité et l'emploi ». Passons sur le fait que la mesure flirte avec le dumping fiscal, qui peut encore dire que le déséquilibre du système de retraites est un problème si urgent alors que la situation économique, et non plus financière, se dégrade à ce point ?
Oui mais, évidemment, on a toujours mauvaise conscience vis-à-vis du nombre d'actifs par rapport aux inactifs qui se réduit à mesure que la durée de vie s'allonge, et on se dit qu'un jour ou l'autre, cela va poser problème... Depuis quand la production de biens et de services ne dépend-elle que du nombre de travailleurs ? Aux dernières nouvelles, le départ à la retraite de la génération du « baby boom » n'a pas empêché la France de rester dans une situation de croissance économique, et pour cause : elle ne dépend plus des quantités de travailleurs ou de capital engagées mais du progrès technique, c'est une croissance « exogène », d'où le fait que malgré la baisse de l'activité actuelle, l'économie échappe toujours à une récession apocalyptique. Tant que la quantité de richesses créée reste la même, où est le problème ?
Oui mais, la question est également de savoir comment sont réparties ces richesses pour qu'elles puissent profiter au financement des retraites... Et c'est ici qu'on en arrive au vrai problème. Car la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de huit à dix points au profit de la rémunération du capital depuis vingt-cinq ans ; sachant que dans notre modèle bismarckien, les cotisations sont prélevées sur ces mêmes salaires dont la part dans la valeur ajoutée baisse considérablement, comment s'étonner que le système de retraites rencontre des difficultés de financement ? Comment s'en étonner alors que les gouvernements successifs n'ont à cœur que de réduire le coût du travail, ce coût du travail qui finance les retraites, et jamais celui du capital ? Et alors que c'est cette même rémunération du capital qui pénalise le financement des retraites, c'est encore aux salariés que l'on demande de faire des efforts pour assurer ce financement ? Voilà pourquoi augmenter les salaires ou taxer davantage le capital paraît une alternative bien plus juste pour résoudre ces problèmes de financement dont on nous rebat les oreilles !
À cette prédominance du capital s'ajoute un autre facteur qui est celui de la situation économique : un chômage en hausse, ce sont des cotisations en moins, et c'est pourquoi le déséquilibre du système de retraites doit autant à la conjoncture qu'aux revenus du capital qui échappent aux cotisations ou au nombre d'actifs ; dès lors, réformer les retraites n'est-il pas une solution de facilité plutôt que de relancer l'activité économique ou d'oser revoir le partage de la valeur ajoutée ?
Or la réforme des retraites ne va rien arranger à la situation économique et sociale, car sa nécessité écartée, ce sont les conséquences de l'allongement de la durée de cotisation qu'il nous faut étudier ! Les deux tiers de ceux qui partent à la retraite aujourd'hui sont déjà au chômage, les entreprises rechignent à recruter des salariés de plus de cinquante-cinq ans, dès lors, l'allongement de la durée de cotisation ne fera travailler plus longtemps que peu de gens, l'efficacité paraît limitée... Il semble plutôt que l'on soit en train de diminuer le nombre de retraités pour augmenter celui de chômeurs ! Pire, le risque est que les salariés se mettent à épargner pour préparer leur retraite plutôt que de compter sur le financement public, auquel cas cela entraînera une baisse de la consommation, donc de la production, donc, là encore, une hausse du chômage ; le chômage minant lui aussi la consommation, on risque alors d'entrer dans un cercle vicieux. L'allongement de la durée de cotisation apparaît donc comme une menace pour l'emploi ; est-il besoin de rappeler qu'il faut de l'emploi pour financer le système de retraites ? C'est ainsi que l'allongement de la durée de cotisation n'est pas seulement d'une nécessité discutable, injuste et dangereux pour l'activité économique, il est aussi parfaitement contre-productif.
Mais alors, à qui profite le crime, au final ? La réponse est aux marchés financiers, qui non contents de n'être toujours pas sollicités pour contribuer au financement des retraites, verront encouragées les retraites par capitalisation qui leur échappent actuellement... À l'heure où l'on considère la lutte entre le travail et le capital comme un concept daté, c'est pour le moins intéressant.