Et pourtant, le fait est qu'aucune grande démocratie ne fonctionne sans partis et que les idées politiques ont le plus grand mal à se faire entendre sans parti pour les défendre ! Mais alors, que doivent être ces partis politiques, comment doivent-ils fonctionner ? La question se pose particulièrement pour la gauche qui est l'inventrice de la forme partisane et qui traverse actuellement une période de recomposition de ses forces politiques. Elle se pose même encore plus intensément pour le Parti de Gauche, qui s'est toujours défini depuis sa création par Jean-Luc Mélenchon comme un "parti-creuset" devant rassembler les différentes traditions de la gauche pour arriver à créer un nouveau grand parti écosocialiste. Le débat est, nous allons le voir, très ancien dans le socialisme, et décisif pour son avenir.
I - Un parti ou plusieurs ?
Il s'en trouve pourtant pour défendre cette situation : au cours d'une discussion à ce sujet, un membre de Rue89 (Margrave Von Karlebraum) m'a fait remarquer que le multipartisme de la gauche pouvait empêcher que l'un de ces partis prenne le dessus et impose ses vues aux autres comme l'a fait le Parti Socialiste, qui a été le seul à avoir un véritable impact après l'effondrement du PCF jusqu'à l'émergence du Front de Gauche. En cas de trahison d'un parti de gauche, donc, les autres se ligueraient contre lui, les partis de gauche seraient ainsi obligés de coopérer ; malgré son manque d'efficacité électorale, le multipartisme serait donc nécessaire.
Si le raisonnement n'est pas dénué de logique, il présente cependant une limite : dans la pratique, il n'est pas sûr que le multipartisme force les différentes composantes de la gauche à travailler ensemble et à ne pas se trahir, bien au contraire, la possession d'une structure séparée pour le PCF et EELV leur permet de s'allier au PS lorsqu'ils le souhaitent sans devoir se confronter à une organisation plus large, la trahison est donc au contraire favorisée par l'existence de partis séparés ; cette situation créé de plus une méfiance entre les différents partis qui nuit à leur coopération, chacun surveillant l'autre et négociant des garanties. Pire : les difficultés à faire travailler ensemble les différents appareils peuvent freiner l'établissement d'un contact entre le monde des partis et celui des mouvements sociaux, ou tout simplement la prise de contact avec les citoyens en général, cela nécessite une colonne vertébrale solide et visible ! Il paraît donc au contraire nécessaire à la cohérence de la gauche et au travail militant de réduire le plus possible le nombre de partis de gauche, un parti de gauche doit rassembler ! Cela ne peut évidemment se faire que sur la base d'idées cohérentes, le PSU est mort de ses contradictions internes, mais, lorsque c'est possible, il faut chercher à unir autant que possible les différentes traditions de la gauche autour d'un projet commun.
Reste un obstacle : comment rassembler ? Comment rassembler des gens différents les uns des autres sans que ce ne soit au détriment du pluralisme ? Et comment s'assurer que ce grand parti de gauche ne trahira pas comme l'a fait le PS ? Il faut alors se poser la question de la démocratie partisane.
critiquer ce morcellement qui affaiblit considérablement la capacité de la gauche à peser sur les élections et sur le débat.
II - Un parti démocratique ou une structure verticale ?
Ce pluralisme doit-il s'accompagner d'un contrôle de la base du parti sur ses dirigeants ? Sur ce point, le débat est vif depuis longtemps au sein du mouvement socialiste. Dans Que faire ?, Lénine exposait sans ambiguïté sa conception d'un parti révolutionnaire centralisé, où un noyau dur de militants aguerris et formés idéologiquement impulse le mouvement, l'objectif étant que le parti ne soit pas détourné de ses buts par une masse moins bien formée, outre que cela garantissait la sécurité du parti dans le contexte répressif de la Russie ; Rosa Luxemburg, à l'opposé, dans Questions d'organisation de la sociale-démocratie russe, considérait qu'un parti ne pouvait faire l'économie d'un contrôle de sa base sur ses dirigeants, sans quoi le noyau dur des leaders de la révolution serait plus facilement susceptible d'exploiter son contrôle sur le parti pour le détourner à ses propres fins. Il faut noter que la différence de visions entre les deux révolutionnaires s'expliquait avant tout par une différence de contexte : Lénine écrivait dans une Russie où le parti social-démocrate était confronté à la répression policière et où le faible développement du capitalisme compliquait la prise de conscience du prolétariat ; dans le cas de Rosa Luxemburg, au contraire, le SPD exerçait légalement ses activités et n'avait donc pas à craindre d'infiltration, de plus l'Allemagne était déjà bien engagée dans la voie du capitalisme, ce qui nécessitait moins d'explications sur les enjeux de la lutte des classes, d'où une moindre méfiance à l'égard de la base militante. Il faut enfin noter que les deux auteurs ont nuancé leurs positions respectives par la suite.
Quoi qu'il en soit, la pratique paraît donner raison à l'argument de Rosa Luxemburg selon lequel un parti sans contrôle de la base sur le sommet ouvre la porte aux dérives : la SFIO puis le PS en sont des exemples édifiants, la première s'est droitisée pendant la guerre d'Algérie à cause de ses alliances avec le centre-droit auxquelles les parlementaires socialistes avaient intérêt pour se faire élire, le second est tombé sous la coupe de hauts fonctionnaires au service des ministres sous le premier septennat de François Mitterrand, lesquels ont laissé s'installer le néolibéralisme, Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki en dressent le tableau dans La société des socialistes. Le PS aujourd'hui ; on peut aussi évoquer en ce sens le PCF à partir de Robert Hue, où les élus municipaux ont progressivement capté le pouvoir, d'où ses alliances avec le PS là où ces élus en avaient besoin pour se faire réélire, comme on peut le voir dans Les territoires du communisme, ouvrage collectif dirigé par Julian Mischi et Emmanuel Bellanger. Un contrôle des militants sur les dirigeants du parti paraît donc indispensable pour les empêcher de détourner le parti à leurs propres fins ; sans un tel contrôle, le parti risque de devenir un "parti-cartel" au sens de Richard Katz et Peter Mair, c'est à dire un parti ne cherchant plus qu'à tirer profit de l'État pour le compte de ses dirigeants et plus à mener une bataille politique au nom de la société.
Un parti de gauche rassembleur et restant fidèle à son idéologie nécessite donc : la base d'un projet de société commun, sans lequel le parti n'a pas de raison d'être ; l'admission d'un minimum de pluralisme, sans quoi le rassemblement n'est pas possible ; un contrôle des militants sur les dirigeants, qu'il s'agisse des leaders du parti lui-même ou des élus, pour s'assurer qu'ils restent fidèles au projet du parti, contrairement au PS. Un tel parti ne peut donc être que démocratique.
La question de ses relations internes étant ainsi réglée, il nous faut nous intéresser également à ses relations externes, à ses relations avec le reste de la société.
pas, sans quoi on voit mal pourquoi les différentes forces qui le composent travailleraient ensemble, mais il doit exister un pluralisme pour que chaque tendance puisse se faire entendre, sans quoi chacune d'elles risque de reprendre son autonomie !
III - Un parti arrimé au mouvement social, un mouvement social arrimé au parti ? Ou autre chose encore ?
De multiples possibilités ont été expérimentés dans le socialisme. On retrouve ici le centralisme de Lénine qui, dans sa controverse avec les "économistes", c'est à dire les socialistes qui considéraient que la lutte des classes existait par elle-même sans qu'une formation idéologique soit nécessaire pour aboutir au socialisme, faisait au contraire du parti l'initiateur des mouvements sociaux, le prolétariat n'étant pas conscient de la lutte des classes sans le travail de ce parti ; les mouvements sociaux sont alors subordonnés au parti, d'où l'instrumentalisation de la CGT par le PCF et l'entrisme pratiqué par les trotskystes dans les syndicats, c'est le modèle léniniste ou social-démocrate. À l'opposé, dans le modèle travailliste anglais, le parti est formé à partir des syndicats, c'est donc le parti qui est subordonné aux mouvements sociaux ! Une autre possibilité, qui ne nous concerne pas ici, est le modèle de l'anarcho-syndicalisme ou syndicalisme révolutionnaire, dans lequel on considère que le parti n'est pas nécessaire et que ce sont les syndicats seuls qui porteront le prolétariat au pouvoir. Enfin, pour en revenir à Rosa Luxemburg, celle-ci voyant le prolétariat comme pouvant facilement se porter sur le socialisme et surtout comme étant le seul à même de déclencher un mouvement social de masse, tout contrôle du parti sur les mouvements sociaux lui apparaissait comme vain, d'autant qu'elle estimait que le centre du parti risquait de se montrer trop conservateur pour engager la lutte quand il le faudrait ; le mouvement social est alors spontané, et le parti doit simplement lui servir d'éclaireur, chercher à le favoriser et à le prolonger politiquement.
Il paraît aujourd'hui clair que le modèle social-démocrate et le modèle travailliste sont dépassés : que le parti cherche à contrôler le mouvement social ou que le mouvement social cherche à contrôler le parti, dans un cas comme dans l'autre, cela aboutit à des relations de méfiance entre les deux et peut les empêcher de poursuivre leurs objectifs respectifs ; dans le même temps, Rosa Luxemburg a été très critiquée et est elle-même revenu sur certains de ses écrits pour avoir surestimé la capacité des ouvriers à se tourner d'eux-mêmes vers le socialisme sans l'action du parti, comme l'a montré l'établissement du fascisme. Certains auteurs qui avaient soutenu les idées de Rosa Luxemburg ont pris leurs distances avec elles par la suite, c'est le cas d'Antonio Gramsci qui a davantage cherché à mettre l'accent sur la bataille idéologique menée par le parti pour convaincre le prolétariat de se rallier à lui, ainsi que de Georg Luk politiques ont été inventés en France par le mouvement socialiste pour peser collectivement face aux réseaux des notables, ce qui a eu pour conséquence une structuration en concurrence avec les autres organisations représentant les intérêts des ouvriers, les syndicats, et plus tard avec les associations, dont certaines comme Attac cherchent encore de nos jours à faire de la politique sous une forme différente. C'est l'une des raisons pour lesquelles les partis politiques français ont toujours été des structures plus faibles que leurs homologues étrangers. Comment gérer cette concurrence avec les mouvements sociaux et leurs organisations, représentant des intérêts dans la société dont un parti de gauche doit tenir compte ?ács, pour lequel le parti doit être dans une interaction concrète avec les masses pour impulser le socialisme aux mouvements sociaux tout en ne se coupant pas d'elles afin de rester prêt à investir ces mouvements.
Il semble donc au final que partis et autres organisations soient voués à être partenaires : des organisations comme les syndicats et les associations apportent au parti des revendications concrètes de la "société civile" servant de base à des mouvements sociaux, tandis que le parti apporte la montée en généralité et la grille de lecture idéologique permettant d'assembler et de donner sens à ces revendications. Cela nécessite une interaction entre eux, et que cette interaction ne devienne pas une instrumentalisation.
Conclusion
S'il doit y avoir recomposition de la gauche, je souhaite qu'elle se fasse sur cette base ; alors, le mouvement socialiste sera armé pour s'adresser à la masse des citoyens et ne pas reproduire les échecs du PS.