On a souvent opposé Weber à Marx, que ce soit pour son analyse sociologique ou pour ses orientations politiques. On lui a ainsi fait dire c'était le changement idéologique opéré par le protestantisme qui était la cause du développement du capitalisme tandis que Marx serait supposé défendre l'idée inverse, bien que Weber lui-même réfute avoir voulu soutenir une relation de causalité aussi simpliste dans L'éthique protestante et précise que la causalité fonctionne dans les deux sens selon lui (c'est précisément l'idée d'affinités électives, les deux phénomènes s'adaptent l'un à l'autre), et bien qu'un lecteur attentif de Marx sache que de nombreux écrits de celui-ci laissent entendre que les idées et la façon dont elles sont défendues déterminent l'économie comme l'inverse -Michael Löwy fait un point salutaire sur la prétendue opposition entre leurs analyses des rapports entre la religion et le système économique dans son livre La cage d'acier. Max Weber et le marxisme webérien, montrant toutes les convergences entre les deux penseurs prussiens. Toutefois, l'opposition entre eux est beaucoup plus ferme sur le plan politique : là où Marx est resté comme le plus éclatant penseur d'une libération de l'humanité par le socialisme, Max Weber a lui le plus souvent soutenu les libéraux. On aurait pourtant tort de croire qu'ils n'avaient rien en commun politiquement : au contraire, le point de départ de Weber pour analyser le monde moderne était comme celui de Marx l'idée d'une aliénation par le capitalisme, et son analyse de cette aliénation s'inscrit plutôt en prolongement qu'en contradiction à celle de Marx, dont il différait avant tout par son pessimisme ; c'est cette facette de Weber comme prolongement de Marx plutôt que comme opposition que nous étudierons dans ce qui suit.
Dans ses écrits politiques, Max Weber reprend en effet de Marx l'idée que le trait fondamental de notre époque qui la distingue des précédentes est la séparation entre les travailleurs et les moyens avec lesquels ils produisent, qui sont aux mains d'une autre classe ; autrement dit, ce trait fondamental est le mode de production capitaliste. Weber l'expose de façon particulièrement complète dans sa conférence Le socialisme, donnée aux officiers autrichiens pour les informer suite à la révolution russe d'octobre 1917 :
"L'ouvrier serait, nous dit-on, "séparé" des moyens matériels avec lesquels il produit, et c'est sur cette séparation que reposerait l'esclavage salarié qui est le sien. On pense alors au fait que, au Moyen-Âge, l'ouvrier était le propriétaire des moyens techniques avec lesquels il produisait, alors qu'il va de soi qu'un ouvrier moderne ne l'est pas et ne peut pas l'être, et cela, que ce soit un entrepreneur ou l'État qui exploite la mine ou fasse tourner une usine. On pense aussi au fait que l'artisan achetait lui-même les matières premières qu'il transformait par son travail, alors qu'aujourd'hui ce n'est pas le cas pour l'ouvrier salarié et ne peut pas l'être, ce qui fait qu'au Moyen-Âge et encore maintenant, partout où subsiste l'artisanat, le produit est bien à la libre disposition de chaque artisan en particulier, qui peut le vendre sur le marché, réaliser sa valeur à son propre bénéfice, alors que, dans une grande entreprise, le produit n'est pas à la disposition de l'ouvrier, mais de celui qui a la propriété de ces moyens de production, et ce, de nouveau, que ce soit l'État ou un entrepreneur privé."
On aura rarement vu un exposé aussi clair du point de départ du marxisme ! À cela, Weber ajoute cependant : "Ceci est vrai, mais ce fait n'est en rien propre au seul procès économique de production.". Si Weber adhère donc à cette analyse de Marx, il considère qu'elle s'applique plus largement, comme il l'explique ensuite :
"C'est, par exemple, la même chose que ce que nous vivons au sein de l'université. Par le passé, les enseignants et les professeurs d'université travaillaient avec la bibliothèque et les moyens techniques qu'ils avaient acquis et s'étaient fait faire eux-mêmes, produisant grâce à eux, comme par exemple les chimistes, les choses nécessaires à la science et à son fonctionnement. Aujourd'hui, en revanche, la masse de main d'œuvre au sein de cette entreprise moderne qu'est l'université, et en particulier les assistants des grands instituts, se trouvent de ce point de vue dans la même situation que n'importe quel ouvrier. Ils peuvent être licenciés à tout moment. Ils n'ont, dans les locaux de l'institut, pas d'autre droit que l'ouvrier dans ceux de l'usine. Ils doivent, tout comme eux, s'en tenir au règlement en vigueur. Ils ne possèdent pas les produits ou les appareils, les machines, etc., qui sont utilisés dans un institut de chimie ou de physique, un laboratoire d'anatomie ou une clinique ; ceux-ci sont au contraire propriété de l'État, tout en étant gérés par le directeur de l'institut qui, en contrepartie, est rétribué, alors que l'assistant perçoit un salaire, dont le montant n'est fondamentalement guère différent de celui d'un ouvrier qualifié. Nous retrouvons exactement la même chose dans le domaine de l'armée. Par le passé, le chevalier était propriétaire de son cheval et de son armure. [...] L'armée moderne est apparue au moment où l'ordinaire a été pris en charge par le prince, où donc le soldat et l'officier (qui, tout en étant bien sûr différents des autres fonctionnaires, leur correspondent en cela tout à fait) n'ont plus été propriétaires des moyens nécessaires au fonctionnement de la guerre. C'est bien sur cela que repose la cohésion de l'armée moderne. C'est bien pour cette raison qu'il fut si longtemps impossible aux soldats russes de se sortir des tranchées ; il y avait l'appareil du corps des officiers, des fonctionnaires de l'intendance ou autres, et chacun dans l'armée savait que son existence en termes de survie, y compris sa nourriture, dépendait entièrement du bon fonctionnement de cet appareil. Ils étaient tous "séparés" des moyens nécessaires au fonctionnement de la guerre, tout comme l'ouvrier l'est des moyens de production. Il en allait d'un fonctionnaire du temps de la féodalité comme d'un chevalier, il s'agissait d'un vassal qui se voyait accorder une suzeraineté administrative et juridique. Il supportait sur son fonds propre les frais d'administration et de justice et était rémunéré en contrepartie. Il était donc en possession des moyens nécessaires au bon fonctionnement de l'administration. L'État moderne apparaît quand le prince intègre tout cela dans son ordinaire et le prend en charge, embauche des fonctionnaires appointés, accomplissant ainsi la "séparation" des fonctionnaires et des moyens de fonctionnement."
Ainsi, pour Weber, l'État lui-même n'est finalement rien d'autre qu'une énorme entreprise capitaliste, reposant lui aussi sur l'asservissement des travailleurs par la dépossession de leurs moyens de production ! Il développe également cette idée dans sa Conférence sur la profession et la vocation de politique (la deuxième retranscrite dans Le savant et le politique) ainsi que dans Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée. Contribution à la critique politique du corps des fonctionnaires et du système des partis, longue attaque contre le poids de la bureaucratie du Reich. L'État et la sphère économique privée se différencient bien sûr par le fait que la seconde produit des biens marchands avec un objectif de profit pour le détenteur des moyens de production (le capitaliste, donc), mais il y a effectivement analogie dans cette dépossession imposée aux travailleurs qui a permis de construire une énorme entreprise dépersonnalisée. Pour reprendre Le socialisme, Weber y conclut :
"C'est donc partout la même chose : les moyens de fonctionnement et de production, au sein de l'usine, de la fonction publique, de l'armée et des instituts universitaires sont concentrés au moyen d'un appareil composé d'hommes et organisé de manière bureaucratique, entre les mains de celui qui domine cet appareil et qui en est le maître. Ceci est dû en partie à des raisons purement techniques, à la nature des moyens de production et de fonctionnement : machines, artillerie, etc. mais aussi en partie à la nature des actions conjointes des hommes et à son efficacité accrue : au développement de la "discipline", la discipline de l'armée, de la fonction, de l'atelier, de l'entreprise."
On le voit, Weber étend l'analyse de Marx dans le tome I du Capital à un domaine où Marx ne l'avait pas portée lui-même : la supériorité technique et organisationnelle des grandes entreprises qui leur permet de vaincre les plus petites, aboutissant à l'expropriation progressive des travailleurs individuels et des petites entreprises au profit d'une poignée de grands possesseurs, est pour lui également l'histoire de la construction de l'État (Norbert Elias ou Pierre Bourdieu détailleront par la suite cette idée de l'émergence de l'État comme monopole). Mais, une fois cette analyse de la société réalisée, quelles conséquences politiques en tirer ?
Chez Marx, ce grand processus d'expropriation était décrit de manière paradoxale : cette construction de gigantesques entreprises écrasant les autres sous la férule de quelques capitalistes est aliénante pour les travailleurs qui sombrent ainsi dans la dépendance à l'égard des capitalistes avec la menace permanente de la pauvreté et du chômage en cas de crise de surproduction, mais cela signifie aussi un progrès économique, le renforcement de la coopération entre les travailleurs à une échelle sans cesse élargie permettant des économies d'échelles et d'employer des moyens techniques qui n'existaient pas auparavant ; pour lui, on pouvait sortir de cette situation par le haut en réalisant "l'expropriation des expropriateurs", c'est à dire la situation où les travailleurs exproprieraient les capitalistes après que leur classe ait exproprié tous les autres de leurs moyens de production, ce qui conserverait le progrès acquis par le capitalisme tout en les mettant à l'abri des crises et de l'exploitation par une classe (voir le tome I du Capital, notamment les chapitres consacrés à la loi de l'accumulation et à la prétendue accumulation primitive). L'analyse de Weber a ceci de commun avec celle de Marx que pour lui aussi, cette monopolisation entre quelques mains du pouvoir sur l'économie mais aussi sur l'État a un résultat paradoxal : il considère qu'il s'agit d'une forme de rationalisation, la concentration des ressources et la centralisation des décisions aux mains de spécialistes étant pour lui d'une efficacité supérieure, mais aussi qu'elle représente un terrible danger pour les libertés en soumettant les travailleurs à de grandes bureaucraties. Il l'explique particulièrement bien dans ce passage édifiant de Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée :
"Une machine sans vie, c'est de l'esprit qui s'est figé. Or, c'est seulement parce qu'elle est cela qu'elle a le pouvoir de contraindre les gens à se mettre à son service, le pouvoir de déterminer et de dominer le quotidien de leur vie de travail aussi bien qu'elle le fait à l'usine. La machine vivante que représente l'organisation bureaucratique avec sa spécialisation du travail reposant sur une formation, sa délimitation des compétences, ses règlements, ses rapports d'obéissance hiérarchisés, est aussi de l'esprit figé. En association avec la machine morte, elle travaille à fabriquer l'habitacle de cette servitude des temps futurs, dans lequel un jour peut-être, comme les fellahs de l'État de l'Égypte ancienne, les gens réduits à l'impuissance seront contraints de venir se loger, lorsque la seule valeur qui leur restera sera aux mains de fonctionnaires, une administration et une intendance bonnes d'un point de vue purement technique, autrement dit rationnelles, et que cette ultime et unique valeur décidera de la manière dont leurs affaires doivent être menées."
Stupéfiante anticipation que ce passage de Weber, qui semble nous décrire le monde totalitaire de 1984 ou celui de THX 1138, et ce avant même l'arrivée au pouvoir de Staline et Mussolini ! Rationalité d'un côté, aliénation par la dépossession de l'autre, tel est le paradoxe du monde moderne pour Weber, qui le démarque radicalement des autres libéraux pour qui le capitalisme s'accompagnait nécessairement d'un progrès des libertés -lui considérait au contraire qu'il faudrait se battre pour conserver les libertés les plus élémentaires sous le capitalisme, et que l'exemple de la Russie tsariste démontrait qu'il n'y avait nulle évidence à ce que le capitalisme soit associée ne serait-ce qu'à une démocratie formelle. Naturellement, sa vision de la bureaucratie comme une forme d'organisation efficace sera plus tard remise en question par la sociologie de Michel Crozier et Herhard Friedberg. En outre, la démocratie avait pour lui besoin de cette bureaucratisation, en tout cas parvenue à une certaine échelle, car c'est elle qui permet que le pouvoir politique ne soit plus régi par des relations personnelles (par exemple entre vassal et suzerain, ou de clientélisme) mais par des règles impersonnelles, légales, grâce auxquelles on obéit en fonction du statut d'une personne quelle que soit cette personne. Là encore, Weber l'explique dans Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée :
"De même que ce que l'on appelle le progrès vers le capitalise est depuis le Moyen-Âge la mesure évidente de la modernisation de l'économie, de la même façon, la progression vers une fonction publique bureaucratique, reposant sur le recrutement, le salaire, l'avancement, la formation technique et la division du travail, les compétences fixes, la constitution de dossiers et la subordination hiérarchique, est la mesure tout aussi incontestée de la modernisation de l'État. De l'État monarchique comme de l'État démocratique. Du moins quand l'État n'est pas un petit canton pourvu d'une administration tournante, mais un grand État de masses. Exactement comme l'État absolu, la démocratie substitue en effet des fonctionnaires publics à l'administration exercée par des élites féodales ou patrimoniales ou patriciennes ou bien encore pourvues de fonctions honorifiques ou héréditaires."
Qu'il soit démocratique ou non, l'État moderne a donc besoin d'une bureaucratie avec des règles impersonnelles pour être efficace et légitime d'un point de vue légal-rationnel. Aussi Weber, malgré ses craintes quant à la menace que fait peser cette dépossession sur nos libertés, considère que ce processus d'émergence d'une bureaucratie avec ses règles est inévitable, de la même façon qu'il considère que l'émergence d'une catégorie d'hommes politiques professionnels est inévitable en démocratie, puisque le pouvoir n'est plus aux mains de gens qui ont une fortune suffisante pour exercer la politique sans rémunération (Conférence sur la profession et la vocation de politique). Toutefois, il ne faut justement pas que cette couche de professionnels de la politique et la bureaucratie, toutes deux enfants du monde moderne, se confondent l'une avec l'autre, car Weber considère que l'application impersonnelle des règles qu'exige la bureaucratie, et qui est en soi indispensable à l'État de droit donc à la démocratie, est tout à fait incompatible avec le rôle que doit tenir un homme politique selon lui, qui est au contraire de défendre ses convictions coûte que coûte plutôt que de se plier à des règles auxquelles il n'adhère pas, d'où sa critique virulente du poids de la bureaucratie allemande à travers l'emprise de l'exécutif monarchique du Reich sur son parlement, qui selon lui ne permet pas de faire émerger de véritables chefs politiques. Il l'explique ainsi dans Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée :
"Un fonctionnaire recevant un ordre qu'il considère comme aberrant peut -et doit- faire des observations. Si l'échelon hiérarchique supérieur maintient sa directive, alors il n'est plus seulement de son devoir, mais de son honneur, de l'appliquer comme si elle correspondait à sa conviction la plus intime et de montrer ainsi qu'il place son sentiment du devoir personnel au-dessus de sa volonté propre. [...] Un dirigeant politique qui agirait de cette manière ne mériterait que du mépris. Il sera souvent contraint de faire des compromis, c'est à dire de sacrifier l'important à l'accessoire. Mais s'il n'est pas capable de dire à son maître (qu'il s'agisse du monarque ou du dèmos) : de deux choses l'une, ou bien je reçois telle et telle instruction, ou je m'en vais, il n'est qu'un pauvre "adhésif", comme Bismarck a baptisé ce type humain, il n'est pas un chef. Le fonctionnaire doit être "au-dessus des partis", ce qui veut dire en vérité en-dehors des luttes de pouvoir personnel. Au contraire, la lutte pour asseoir son pouvoir personnel, et résultant de ce pouvoir, la responsabilité personnelle quant à la cause qui est la sienne, voilà ce qui constitue la vie de l'homme politique comme celle de l'entrepreneur."
Si Weber salue la capacité à obéir à des règles impersonnelles y compris en mettant de côté ses convictions personnelles chez les fonctionnaires, il considère en revanche qu'une telle façon d'agir est tout à fait inacceptable en politique, risquant d'aboutir à ce que plus personne n'ait le courage de défendre ses convictions et d'agir en chef (puisque la figure du chef est indispensable dans la pensée de Weber), d'où sa défense du rôle du parlement dans le Reich, qui pouvait selon lui faire émerger de véritables chefs politiques plutôt que des gens se contentant de suivre les ordres quels qu'ils soient. Le danger de la bureaucratisation est donc qu'elle soumette tout et tout le monde à son fonctionnement impersonnel et asphyxie le débat politique. Et là encore, l'anticipation sur le totalitarisme est impressionnante : comment, en effet, ne pas penser à la déresponsabilisation totale sous le IIIème Reich où tout l'appareil d'État s'en est remis aux ordres pour appliquer une politique qui était en réalité décidée par des fous dangereux ?
Mais, puisque Weber, comme Marx, croit qu'on ne peut pas revenir en arrière sur l'évolution de la société moderne, quelles solutions propose-t-il à ce péril ? Nous l'avons vu, chez Marx, le remède à l'aliénation moderne est "l'expropriation des expropriateurs", autrement dit la nationalisation de l'économie sous le contrôle des travailleurs, via un État à leur service (la "dictature du prolétariat", donc). Or, Weber est au contraire très méfiant envers l'idée d'une prise de contrôle sur l'économie par l'État, qui pour lui serait encore plus aliénante en unifiant les bureaucraties publiques et privées pour n'en faire plus qu'une seule et même machine dont seraient dépendants les travailleurs ; il prévient ainsi dans Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée :
"Si le capitalisme privé était éliminé, la bureaucratie d'État dominerait seule. La bureaucratie publique et la bureaucratie privée qui travaillent actuellement l'une à côté de l'autre et, du moins potentiellement, l'une contre l'autre, et se tiennent donc mutuellement en respect, seraient fondues en une seule hiérarchie. Un peu comme dans l'Égypte ancienne, mais sous une forme incomparablement plus rationnelle, et donc à laquelle il serait impossible de se soustraire."
On retrouve donc la référence à l'Égypte ancienne et cette mise en garde : le monde obtenu en se contentant de nationaliser l'économie ne serait pas celui de la "dictature du prolétariat" mais le cauchemar totalitaire d'une dictature des (hauts) fonctionnaires sur toute la société, habitacle de la "servitude des temps futurs" ; là encore, on reste stupéfait par cette description de ce que serait plus tard l'Union Soviétique ! Bien sûr, le problème ne se pose pas dans le cas d'une démocratisation de l'État, qui est justement ce que revendiquaient Marx et Engels dans le cadre d'une "dictature du prolétariat" (d'un pouvoir exercé par toute la classe, donc, pas d'une minorité agissant en son nom comme le rappelle Rosa Luxemburg dans La Révolution russe), puisque dans ce cas-là, l'économie serait aux mains des travailleurs via l'État prolétarien qu'ils auraient constitué après avoir abattu l'État bourgeois en attendant la phase ultérieure que serait le "dépérissement progressif de l'État" (Lénine, en particulier, explique cette idée dans L'État et la Révolution). Cependant, Max Weber croit justement que la démocratie ne peut pas vaincre la logique de la bureaucratisation, que l'État moderne nécessite une spécialisation et une délimitation des compétences qui exige qu'au sein des administrations, les décisions soient prises par des spécialistes, la gestion de l'État et de l'économie modernes nécessitant une formation pour être correctement gérées ; partant de ce principe, nationaliser risque de ne donner que davantage de pouvoir à ces mêmes spécialistes, ainsi qu'une emprise totale de la logique bureaucratique sur la société.
Il serait cependant faux d'en conclure que Weber était hostile aux nationalisations en général, au contraire, il a soutenu l'idée d'en réaliser dans le cadre d'une alliance entre le SPD et les libéraux alors que le Reich s'effondrait à la fin de la première guerre mondiale dans son discours L'Allemagne nouvelle ; mais, clairement, cela ne pouvait constituer un remède en soi à ses yeux face à l'emprise croissante de la logique capitaliste et de sa bureaucratisation. Que faire, alors ? Ainsi qu'on l'a vu, dans Parlement et gouvernement dans l'Allemagne réorganisée, il défendait l'idée d'un parlement puissant comme rempart contre la bureaucratie à l'intérieur de l'État, il a également défendu ensuite le rôle d'un chef charismatique comme remède à la dépersonnalisation induite par la bureaucratisation dans Le président du Reich, estimant que l'Allemagne s'acheminait après la chute du Kaiser vers un régime trop parlementaire après avoir eu un régime trop dominé par l'exécutif, ces deux possibilités coexistent chez lui. D'une façon générale, il a insisté sur la défense des libertés individuelles et politiques face au pouvoir des bureaucraties (et l'on comprend ainsi que, malgré tout, il ait été libéral, d'un libéralisme qui n'était guère naïf envers le capitalisme). Mais, de toute évidence, ce sont là des solutions très partielles, impuissantes à faire disparaître la dépossession à laquelle le capitalisme a donné naissance, parce que Weber croyait que la bureaucratisation avait une logique autonome qui ne se limitait pas à l'économie privée mais agissait aussi dans le cadre de l'État face à laquelle les travailleurs ne pouvaient rien, devant se soumettre à la nécessité de spécialisation et de dépersonnalisation dans le monde moderne : au fond, ce qui différencie le plus Weber de Marx, c'est son pessimisme, il ne croyait pas possible de vaincre l'aliénation qu'il observait.
Conclusion
Résumons-nous. Comme Marx, Weber croyait que le phénomène fondamental dans l'émergence des sociétés modernes était la dépossession des travailleurs de leurs moyens de production, conduisant à créer de grandes entreprises auxquelles leur fonctionnement plus rationnel permet d'écraser les plus petites, de sorte que se constituent progressivement de quasi-monopoles ; cependant, Weber prolongeait la pensée de Marx en cela que pour lui, ce phénomène ne s'appliquait pas seulement à l'économie, encore moins à la seule économie privée, mais également à l'État, construit par l'expropriation progressive d'autorités semi-indépendantes et de fonctionnaires par le prince pour créer sa propre entreprise revendiquant le célèbre "monopole de la contrainte physique légitime" (Bourdieu insistera ensuite sur le fait que l'État monopolise tout autant un pouvoir symbolique d'édiction des normes et des principes de classement, voir Sur l'État), ce qui mène à la constitution de grandes bureaucraties publiques et privées, gérant leurs entreprises respectives suivant des principes de formation spécialisée, de règles édictées de façon impersonnelle et de délimitation des compétences ; de ce prolongement de la pensée de Marx, il tirait la conclusion qu'une nationalisation de l'économie ne pouvait pas être un remède à la dépossession en soi puisque l'État fonctionne lui-même comme une immense entreprise capitaliste, et que la démocratie, dans l'économie privée comme dans l'État, se heurterait à des limites tendant à la maîtrise technique exigée pour gérer les entreprises publiques et privées. On peut ajouter à cela qu'il évoque dans Le socialisme la possibilité d'un socialisme organisé autour des consommateurs plutôt que des producteurs pour un réel contrôle démocratique de l'économie, mais il ne croyait pas possible d'organiser les gens sur la seule base de leur consommation.
Les conclusions que peut en tirer un militant socialiste comme l'est l'auteur de ces lignes sont nombreuses. Premièrement, celle que nous combattons une aliénation générale, qui s'étend bien au-delà des seules usines -un bon lecteur de Marx le sait déjà, mais lire Weber ne peut que l'éclaircir davantage encore. Deuxièmement, que nationaliser une partie ou la totalité de l'économie ne constitue pas nécessairement un remède à cette aliénation : être exploité par une entreprise sous contrôle de l'État n'est pas forcément un sort préférable à l'être dans une entreprise sous contrôle de capitalistes, et c'est ainsi que le prolétariat russe n'a pas cessé d'être exploité après l'expropriation réalisée par les bolcheviks, car l'État a sa logique propre qui présente bien des analogies avec celle des entreprises capitalistes, les travailleurs ne peuvent pas y prendre le pouvoir et le faire fonctionner à leur propre usage sans en transformer profondément les structures -la nationalisation est donc inutile sans une démocratisation radicale. Troisièmement, il faut être réaliste sur le fait qu'une telle démocratisation risque de rencontrer des limites dans le monde actuel, la gestion de l'économie comme celle des services publics dans le monde moderne nécessitant des connaissances acquises par une formation spécialisée, ce qui signifie un pouvoir imparfait pour le peuple face aux spécialistes, à la technocratie, sauf projet délirant de revenir sur tout le progrès technique qui a rendu ces connaissances nécessaires et a induit le gouvernement à des échelles aussi vastes, et cela éloigne l'idéal d'un "dépérissement progressif de l'État".
Ce ne sont évidemment pas là des constats optimistes et Weber lui-même n'était rien moins qu'optimiste. Mais ils permettent d'être mieux armé pour affronter les tâches que l'on se donne en politique, aussi gagne-t-on toujours à lire les œuvres politique de Max Weber.