Le résultat est catastrophique : il n'y a plus de parti audible pour rappeler que ce qui coûte cher, ce n'est pas tant le travail que le capital, que les travailleurs des différents pays ne sont pas obligés d'être mis en concurrence les uns avec les autres ; et le seul parti qui paraisse incarner une opposition dans les médias, c'est le Front National, bien qu'il soit entaché de liens avec des mouvements fascistes et que ses idées soient pour le moins floues. C'est lui qui canalise le vote protestataire et les espoirs de ceux qui veulent s'opposer au néolibéralisme. Comment en est-on arrivé là, et surtout, comment s'en sortir ?
Il y a clairement des facteurs auxquels les partis de gauche ne peuvent pas grand chose : ils ont plus de difficultés à se faire entendre dans les médias, là où le FN est un parti qui fait peur, donc qui fait vendre ; ils ont un discours plus complexe, notamment sur l'Union Européenne ; ils subissent la déception des électeurs à l'égard d'un gouvernement qui se revendiquait de la gauche ; ils subissent l'abstention des catégories populaires, des immigrés et des jeunes, trois catégories qui seraient susceptibles de se sentir représentées par la gauche. Ce sont là des variables sur lesquelles il est bien difficile d'influer, et sans doute faudra-t-il de grands changements qui ne dépendent pas de nous avant que la gauche soit à nouveau en mesure de changer les choses. Mais dans l'attente, que faire ? Que faire pour maintenir le navire à flots, que faire pour préparer notre retour ?
Une idée que l'on entend beaucoup depuis la défaite aux élections européennes est que le Front de Gauche devrait s'affirmer davantage contre l'Europe : nous devrions prôner la sortie pure et simple, les idées de Jacques Généreux par exemple seraient trop modérées sur la question. L'idée est pourtant peu crédible compte tenu de la nature du néolibéralisme : ce qui a permis de détruire les droits des travailleurs, c'est avant tout la concurrence entre pays ; il suffit d'écouter les dirigeants de l'UMP et du PS pour comprendre, ils n'ont que le mot "compétitivité" à la bouche, et ils ne nous trouverons semble-t-il pas assez compétitifs tant que nos droits sociaux ne seront pas au même niveau que ceux de la Chine ! Et outre le néolibéralisme se pose inévitablement le problème de l'environnement, un pays seul pouvant difficilement lutter contre sa destruction. Dès lors, loin d'être un problème, l'Union Européenne pourrait être une excellente solution pour créer une coopération internationale plutôt qu'une compétition, et c'est aussi le cas de l'euro, qui a permis de mettre fin à la spéculation sur les taux de change. Cela ne sera évidemment possible qu'après rejet d'une partie des traités européens et démocratisation de l'Union Européenne, mais clairement, on ne peut mettre véritablement fin à l'exploitation des travailleurs sans une action internationale ; les travailleurs de tous les pays du monde ont un intérêt commun contre ceux qui les exploitent. Par conséquent, le repli national n'est pas du tout une solution pour la gauche, et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'on le laisse à l'extrême-droite. Ce discours est censé ne pas être suffisamment clair ; mais dénaturer ses opinions pour plaire à l'électorat, ça s'appelle de la démagogie, et il n'est pas du tout sûr que cela fonctionne à long terme. Au contraire, il est possible qu'une grande partie des électeurs du PS et d'Europe Écologie Les Verts refusent de nous rejoindre à cause de l'impression que le Front de Gauche est trop anti-européen pour eux, or le Front de Gauche est pour une politique européenne radicalement différente mais pas pour le renoncement à l'Europe.
Cela nous amène au point suivant : la gauche en général et le Front de Gauche en particulier ont un véritable problème non pas seulement de visibilité, mais aussi de lisibilité, c'est à dire de capacité à être compris par les électeurs. Interrogez les gens autour de vous : certains croient que le Front de Gauche est anti-européen, d'autres qu'il ne veut rien changer à l'Europe, certains croient qu'il est communiste, ce que le Parti de Gauche (au moins) n'est pas, et la plupart des gens s'imaginent que c'est un parti uni et non une coalition... Concernant les idées, il y a un travail de pédagogie à faire dans lequel les médias ne facilitent pas la tâche et auquel Jean-Luc Mélenchon n'est pas forcément le plus habile, plus prompt à critiquer qu'à proposer. Mais surtout, il est important que les électeurs comprennent ce qu'est le Front de Gauche : s'ils ne savent pas qu'il rassemble plusieurs partis dont le Parti Communiste Français et le PG, ils ne peuvent comprendre ses divisions pendant les élections municipales et le risque est de paraître encore et toujours associé au PS ; ils peuvent aussi avoir du mal à savoir où s'engager s'ils en ont envie, l'adhésion directe au Front de Gauche n'étant pas encore possible. Il est donc vital d'aller vers plus d'intégration du Front de Gauche, en permettant d'y adhérer directement, et si possible en fusionnant une bonne fois pour toutes les différentes structures. On ne peut pas se faire entendre quand on est une coalition à l'intérieur d'une coalition comme Ensemble ou quand on est un petit parti dont le nom recoupe celui de la coalition comme le Parti de Gauche ; en outre, plus nous aurons de ressources en commun, moins les différentes formations auront intérêt à se retirer du Front de Gauche. Le Front de Gauche doit devenir un véritable parti pour réussir.
On aborde là un problème qui concerne toute la gauche : la division. Cette division est devenue criante avec la fondation de Nouvelle Donne à partir d'une scission du PS : beaucoup ont accusé ce nouveau parti d'avoir été créé pour parasiter le Front de Gauche ! Une telle accusation relève du procès d'intention et est peu crédible, mais il n'empêche que ce nouveau parti est sur une ligne si proche de celle du Front de Gauche qu'on comprend mal ce qu'il fait encore en-dehors : est-ce la grande gueule de Mélenchon qui leur fait peur ? Ou Pierre Larrouturou éprouve-t-il quelque besoin de réussir personnellement ? Quoi qu'il en soit, les 3% de Nouvelle Donne aux élections européennes pourraient bien avoir handicapé le Front de Gauche de façon peu constructive... Dans une moindre mesure, et Jean-Luc Mélenchon insiste beaucoup là-dessus depuis la victoire d'Éric Piolle à Grenoble, on peut aussi penser qu'il serait temps que EELV choisisse une bonne fois pour toutes de s'allier avec la gauche et d'abandonner le PS, même sans rejoindre le Front de Gauche compte tenu des différences ; hélas, un tel rapprochement semble ne pouvoir se faire que par la base, les dirigeants nationaux d'EELV paraissant s'obstiner à rester isolés... On peut également penser qu'il serait temps que l'extrême-gauche accepte de faire quelques compromis, sans quoi elle court à la marginalisation encore plus vite que le Front de Gauche. Le Front National est pour l'heure seul à se présenter à l'extrême-droite à l'échelle nationale ; la gauche ne peut que couler face à lui si elle reste morcelée, l'enjeu est trop important pour que des alliances ne soient pas conclues au moins temporairement.
Mais puisque l'on parle de divisions, il est indéniable que Jean-Luc Mélenchon s'est lui-même attiré beaucoup de critiques sur ce plan, de par la virulence de ses attaques contre le PS et l'agressivité dont il fait parfois preuve. Il faut ici être très prudent, car les propos qu'il tient sont régulièrement déformés par les médias, et si vous prenez la peine de le lire ou de l'écouter plus longuement, vous vous rendrez rapidement compte qu'ils sont bien plus nuancés que ce que croient la plupart des gens ; en outre, Jean-Luc Mélenchon a de véritables qualités pour mener le Front de Gauche, de par son charisme et sa capacité à expliquer des choses bien plus réfléchies que les autres hommes politiques de cette envergure. Néanmoins, on ne peut nier qu'il utilise intensément la provocation pour se faire entendre, et il le dit lui-même. Une telle stratégie pourrait bien faire beaucoup de mal à la gauche : j'en ai connu beaucoup, des déçus du PS refusant de passer au Front de Gauche parce que "Oui, mais Mélenchon il a une grande gueule !", on peut donc être très critique à ce sujet, car manifestement, cela ne permet pas de rallier l'électorat de gauche ; il faut cependant se rappeler que le Front de Gauche est peu visible dans les médias et que ce qui lui permet d'y être encore très présent, c'est justement les propos les plus acerbes de Jean-Luc Mélenchon... Il est au final difficile de se faire une opinion là-dessus : la provocation permet à la gauche de continuer à exister médiatiquement mais fait fuir des électeurs dans le même temps. Ce qui est sûr, c'est qu'il doit y avoir un travail pour faire connaître nos idées en-dehors de cela, car sur le plan de la provocation, nous ne pourrons jamais faire mieux que le Front National, il serait idiot d'essayer.
Et ça, c'est quelque chose qui est encore bien mal fait à gauche ; beaucoup de gens ont du mal à croire à nos propositions, victimes du matraquage médiatique sur le mode Ther Is No Alternative (TINA, pour reprendre l'expression employée au sujet de Margaret Thatcher). Pour diffuser ces idées, il serait temps d'apprendre à utiliser internet plus soigneusement, car la gauche est, si vous me passez l'expression, complètement à la ramasse par rapport à l'extrême-droite sur ce champ de bataille... C'est pourtant un excellent moyen de faire connaître des idées en-dehors des médias traditionnels, ce qui a été bien compris non seulement par l'extrême-droite en général mais même par des néonazis qui acquièrent une notoriété par ce biais. Avec l'importance que prend internet, il serait impensable de ne pas y organiser une diffusion de nos idées, pas seulement de manière verticale et relativement fermée sur les sites officiels des partis mais aussi à travers les sites et forums d'échange.
Il y a donc urgence à assurer notre unité et à nous faire à la fois entendre et comprendre, ce pourquoi internet peut être très utile. Cela ne mènera pas à des victoires électorales dans l'immédiat mais nous servira de base en attendant mieux. Qu'on se rassure : la gauche peut difficilement disparaître car l'exploitation conduit certains à se révolter contre elle, et ils sont de plus en plus nombreux ; le travail que nous devons faire vise à ce qu'ils se rendent compte que c'est nous qui défendons leurs intérêt et non le PS ou le FN. Or ceux-ci ne peuvent mentir indéfiniment : le PS subit les conséquences électorales de sa trahison, et le FN a de fortes chances d'éclater s'il arrive au pouvoir (voire avant) en raison de son caractère de parti fourre-tout de la contestation. Il y a des électeurs qui n'attendent que d'être convaincus pour se tourner avec nous contre le néolibéralisme. Et même à gauche, ils sont nombreux : si vous additionnez les scores aux élections européennes du Front de Gauche, d'EELV, de Nouvelle Donne, de Lutte Ouvrière et du Nouveau Parti Anticapitaliste, nous sommes devant le PS.
J'adresse à ce texte à tous ceux qui se reconnaissent dans les valeurs de refus de l'exploitation de l'Homme et de la nature portées par la gauche. Nous sommes dans une phase d'importante recomposition politique. Soyons prêts à en tirer tout le parti possible.