Non que ce soit tout à fait de lui, hein : cette phrase ne fait que reprendre un lieu commun incontournable chez les militants d'extrême-droite, le CRIF et les gens qui ont trop bu (comment ça, c'est la même chose ?). Impossible, en effet, de dire que des phénomènes tels que certaines formes de délinquance (quand on dit "délinquant", on ne pense curieusement pas aux fraudeurs fiscaux), l'échec scolaire (des autres) ou encore le fanatisme religieux (des autres aussi) sont statistiquement favorisés par certains contextes sociaux : tout de suite arrive le preux chevalier élu qui va vous répondre que vous pratiquez "la rhétorique de l'excuse", que vous "rejetez la faute sur la société", lancer une ânerie sur la sociologie pour montrer que ce n'est pas parce qu'il n'a pas lu Bourdieu qu'il s'interdit d'en parler et finir invariablement sur le thème de la "responsabilité individuelle", de la "personnalité", du "libre-arbitre"... Si vous en voulez un magnifique exemple, vous pouvez écouter l'inénarrable Philippe Val -qu'on va finir par appeler Philippe Valls- s'escrimer à propos du "sociologisme" (sic) à essayer de démontrer que quiconque essaie de comprendre comment fonctionne la société est un antisémite ! Mais je dois avouer que retrouver ce genre de propos dans la bouche d'un premier ministre, qui plus est solférinien, ça décoiffe. Alors il est peut-être temps de donner quelques explications à ceux qui seraient tentés de le croire !
Pour commencer, non, expliquer, ce n'est pas du tout la même chose qu'excuser, parce que l'excuse est quelque chose de moral, on dit qu'un acte avait une justification, au moins partielle, tandis que l'explication est un rapport de causalité, on dit pourquoi cet acte s'est produit, au moins en partie, et peu importe qu'il soit bon ou mauvais. Vous allez comprendre tout de suite, il suffit de sortir des sciences sociales pour que tout devienne clair : si on dit que la présence de la lune dans notre voûte céleste s'explique par les phénomènes de gravité, vous conviendrez que l'excuse ou la condamnation n'ont rien à voir là-dedans ! Eh bien quand on parle de comportements humains, c'est pareil : si on dit que le terrorisme en Syrie et en Irak a été favorisé par certains facteurs, mettons l'invasion américaine de 2003, non, on n'excuse rien, on dit ce qui a permis que cela arrive, point-barre, ça ne change absolument rien au fait que Daesh est une organisation qu'il faut abattre, ça veut simplement dire qu'on saura quoi (ne pas) faire la prochaine fois qu'on voudra empêcher l'émergence d'une organisation de ce type ! Dans la vision du monde de Manuel Valls et Philippe Valls, donc, les choses n'ont pas d'explication, ça arrive par magie : un jour, des gens se sont dit "Tiens, et si on faisait une organisation terroriste pour aller massacrer et violer tout ce qui passe à notre portée ?", ils auraient pu le faire avant, ils auraient pu le faire après, mais ils l'ont fait à ce moment-là, sans raison, et ils sont brusquement devenus puissants sans aucune raison non plus, comme ça, c'est tombé du ciel ! La déstabilisation de la région par George W. Bush et Tony Blair, l'influence wahhabite de l'Arabie Saoudite, l'attitude envers les sunnites du gouvernement chiite d'Irak, ou plus loin le discrédit des dictatures arabes se revendiquant du nationalisme ou du socialisme (à commencer par celle de Bachar al-Assad) ça n'a rien à voir, c'est une simple coïncidence, on vous dit ! Les choses arrivent comme ça, sans raison, on n'y peut rien.
C'est sans doute aussi une simple coïncidence si les gens qui rencontrent le plus d'échec scolaire, ou le plus de réussite scolaire, ou qui font n'importe quoi d'autre à vrai dire (même voter FN !) se recrutent bien plus dans certains milieux sociaux que d'autres... Bizarrement, quand un politiste essaie d'expliquer le vote FN, personne ne l'accuse de chercher une excuse aux électeurs concernés ! Mais on débouche ici sur un autre problème : celui de la "responsabilité individuelle". De ce qui est dû aux "choix individuels", à la "personnalité", au "libre-arbitre" et de ce qui est dû à l'influence de la société. Dites, je ne voudrais pas être pénible, mais votre "personnalité", vos "choix individuels" et j'en passe, ça aussi, vous croyez que ça tombe du ciel ? Est-ce que vous croyez que vous avez grandi et appris à avoir vos propres opinions dans un endroit coupé de la société, avant de soudain y être envoyé pour faire un choix ? Bien sûr que non : vous avez appris à parler, à lire, à écrire, à savoir ceci ou cela, dans un environnement social précis, celui de votre famille et de votre milieu social, et quand vous faites un choix, vous le faites par rapport à ce que vous avez appris, pas dans le vide ! Ceux qui nous bassinent avec la "responsabilité individuelle" comme si un être humain se fabriquait lui-même et prenait ses décisions sans avoir rien appris de sa société ont donc une vision de la nature humaine pour le moins curieuse, qui colle étrangement bien à la façon dont on justifie la destruction des solidarités par le néolibéralisme... Sans doute que le chômage aussi est un problème de "responsabilité individuelle", après tout, "Quand on veut, on peut", sans doute que par pur hasard, des millions de gens décident en même temps d'être au chômage, et que par une étrange coïncidence, il y a une crise économique au même moment !
Le voilà, le vrai visage de ceux qui assurent que la société n'est pour rien dans ce qu'un être humain fait et devient de bien ou de mal : des gens qui cherchent volontairement à s'aveugler sur ce que nous apprend la science (et je ne parle pas seulement des sciences sociales, on peut apprendre des choses intéressantes en neurobiologie aussi) pour dissimuler que c'est dans notre société que des terroristes ont appris tout ce qu'ils savent, que c'est notre société qui n'est pas foutue de trouver un emploi à tout le monde et que c'est notre société encore qui permet à certains de gagner tant d'argent qu'ils ne savent plus quoi en faire sans pour autant devoir rendre à cette société une partie de ce qu'ils lui doivent ! En français, ça s'appelle de l'obscurantisme.
Cela rejoint d'autres attaques contre toute volonté de connaître scientifiquement la société plutôt que de lancer des jugements à l'emporte-pièce sans rien y connaître comme le font les BHL, Philippe Valls, Éric Zemmour ou Alain Soral -dont les méthodes sont les mêmes malgré tout ce qui les oppose. Qu'on pense au traitement fait à Emmanuel Todd pour avoir pointé certaines correspondances statistiques chez les manifestants pour Charlie-Hebdo (je ne dis pas que sa méthodologie était exempte de problèmes, mais c'est un débat scientifique), accusé d'avoir voulu s'en prendre aux manifestants !
Mais le pire exemple reste encore à ce jour les procès en sorcellerie faits à ce que ses opposants ont baptisé "la théorie du genre" : selon ces merveilleux spécimens, le genre serait une simple théorie qu'on essayerait d'inculquer aux gens, c'est à dire que les comportements perçus comme spécifiquement féminins ou masculins ne seraient en rien influencés par leur société ; en clair, cela revient à dire que si vous enfermez une fille dans une cellule coupée du monde où vous ne lui apprenez rien de sa naissance à ses vingt ans, elle saura spontanément en sortant qu'elle est censée mettre une robe et pas un pantalon ! Est-ce que quelqu'un est vraiment assez ignorant pour croire cette hypothèse fantastique ? Si oui, peut-être devriez-vous vous intéresser à ce qui a été démontré notamment par l'anthropologie, à ce qui ne s'appelle pas en réalité "la théorie du genre" mais "les études de genre" ! Mais non, on n'a pas le droit de travailler dessus, il ne faut pas essayer de savoir des choses à ce sujet. Peut-on savoir, par conséquent, comment les intéressés expliquent qu'il y ait des gens qui ne correspondent pas aux stéréotypes de genre, si rien n'est social et que le sexe biologique explique tout à lui seul ? Ça aussi, ça tombe du ciel, ou alors c'est l'influence de Yog-Sothoth ? Notez en passant que quand un spécialiste de la biologie humaine essaie d'expliquer les comportements masculins ou féminins par telle ou telle caractéristique biologique, personne ne lui répond qu'il nie la part de construction sociale ; alors pourquoi est-ce que lorsqu'un sociologue pointe la part de construction sociale, on l'accuse aussitôt de nier la biologie... ?
Sur tous ces sujets, les sciences sociales en particulier sont donc confrontés à de l'obscurantisme : on ne doit pas chercher à comprendre. On doit rester ignorants. Sinon, c'est qu'on cherche des excuses, qu'on veut reconstruire le mur de Berlin, transformer les garçons en filles et inversement et qu'on est antisémite (si vous ne voyez pas le rapport, c'est plutôt positif pour votre santé mentale). Il faut faire comme si les choses arrivaient par magie, sans explication. Ou alors, pour reprendre l'image précédente, comme si les êtres humains grandissaient et apprenaient dans une boîte avant de faire leurs choix et pas dans une société ! Alors peut-être faut-il se poser la question : qu'est-ce que les gens qui attaquent les sciences sociales, qui ne veulent pas qu'on cherche d'explication, ont à cacher ? Qu'ont-ils peur que vous trouviez si vous vous y intéressez... ?